25 mai 2019, notes écrites dans un café sur-climatisé à Eilat (Israël), à mon retour de Jordanie.
Amman, rendez-vous manqué
18 mai 2019, je quitte Amman et sa chaleur écrasante. Je quitte aussi la petite chambre gentiment prêtée par une connaissance et profite de quelques minutes de connexion pour envoyer une demande de Couchsurfing à Muhammad, jeune de 23 ans vivant à Taybeh, village voisin de la cité de Pétra. Je n’ai pas de réponse mais tant pis, il est temps de prendre la route. Je pars avec mes affaires en direction la gare routière, hors de question de prendre le bus neuf et climatisé réservés aux touristes, même si le chef de la « gare » m’assure que « oui, c’est le seul bus qui fait la navette jusqu’à Pétra, et oui madame, même les locaux prennent ce bus ». Mon œil. Je continue à chercher et trouve le fameux minibus qui fait le voyage pour quelques dinars, à bord duquel les locaux, exclusivement des hommes, me regardent avec un air intrigué qui m’amuse, puis se désintéressent finalement rapidement et s’endorment.
Je pars un peu frustrée de mon séjour à Amman. Cette « Rome du Moyen-Orient », qui s’étend sur 7 collines, avec sa fameuse citadelle, son théâtre antique et les nombreux spots pour fumer tranquillement un narguilé à la tombée de la nuit, avait pourtant tout pour me plaire. Je repense amusée à mes grands-parents, intrépides voyageurs, passionnément curieux du monde, qui nous répétaient quand ma sœur et moi étions petites « on vous emmène en voyage donc intéressez-vous, vous n’êtes pas des valises ! ». Mes périples leur ont donné raison et m’ont appris que voyager, c’est réussir à saisir l’esprit et s’imprégner de l’ambiance des lieux qu’on visite. Je n’ai pas vraiment réussi à comprendre et apprécier cette ville, peut-être faute de temps, je n’y suis restée que trois jours. Amman, revoyons-nous ?
De Amman à Pétra
Après trois changements de mini-bus brinquebalants, je descends devant un abri rachitique, et m’interroge : je vois effectivement un village dans le contrebas de la montagne, à 2 ou 3 kilomètres d’ici, mais rien qui pourrait ressembler aux photos de Pétra que nous offrent Google. J’ai envie d’interroger mon GPS mais, me remémorant le prix du Mo en Jordanie (17€, oui oui), je m’assieds et décide de contempler la vue en attendant le prochain passant, qui j’espère pourra m’informer sur la situation. Le paysage est magnifique, je rêvasse un peu et écris quelques envolées philosophiques sur le bloc note de mon téléphone ; ces notes que l’on trouve poétiques mais dont on aurait préféré se garder lorsqu’on on retombe dessus par hasard.
Les 10% de batterie restant sur mon téléphone me rappellent à l’ordre : j’ai soif et je ne sais pas où je suis, il serait peut-être temps de trouver une solution. Un bus finit par s’arrêter et deux hollandais en sortent, tout aussi désorientés que moi. Nous décidons d’entamer ensemble une marche jusqu’à ce village qui paraît fort lointain. Un homme nous confirme que cette ville est Wadi Musa, aux portes de Pétra, et nous propose de monter à l’arrière de sa camionnette, geste au premier abord très sympathique, jusqu’à ce qu’il insiste pour nous accueillir dans une auberge un peu douteuse, tenue par son cousin, le tout pour une somme astronomique. Proposition à laquelle nous répondons « La, shukran » (non merci) et décidons de continuer notre route à pied, jusqu’à trouver un café avec wifi.
Je donne finalement 5 dinars à un passant qui balade ses enfants dans la ville pour qu’il m’emmène jusqu’à l’adresse que m’a indiqué Muhammad, mon hôte couchsurfer dont j’ai reçu quelques minutes auparavant un « OK, great, come ! ». Les taxis non déclarés sont une vraie économie parallèle en Jordanie, surtout dans les endroits touristiques comme Petra, où tout est extrêmement cher.
L’arrivée chez un hôte est toujours un moment spécial, particulièrement quand on est une femme, accueillie chez un homme. Au-delà du fait qu’il vaut mieux que le courant passe car vous allez partager la salle de bain d’un inconnu pendant plusieurs jours, il faut aussi s’assurer que ce dernier n’ait pas la joyeuse idée de vous annoncer à votre arrivée que son canapé lit s’est malencontreusement cassé hier, et que par conséquent, la seule place pour dormir est avec lui, dans son lit. Zut alors, ben voyons.
At-Taybeh
Mon hôte Muhammad est l’un des quatre gérants d’une auberge de jeunesse surplombant le somptueux désert qui entoure Pétra. Leur auberge, c’est leur lieu de vie. Ils occupent la plupart du temps les chambres destinées aux voyageurs et quand certains se pointent à l’accueil, ils cèdent leur lit et s’installent sur des matelas dans un recoin de la pièce commune. L’endroit ressemble au QG d’une grande bande de potes, qui ont monté cette activité pour financer ce qui les passionnent vraiment : le cinéma.
Tout en partageant une tasse de thé, je m’aventure à poser quelques questions et comprends rapidement qu’aucun d’entre eux n’est pratiquant, mais qu’ils le cachent à leurs familles. Ils font donc des apparitions de temps en temps chez leurs parents pour profiter des copieux repas préparés pour le Iftar (rupture du jeûne), puis repartent à leurs activités.
Cela se précisera quelques heures plus tard quand, tous entassés dans une voiture, l’un d’entre eux me dira que nous allons chercher des bières et de la vodka dans un supermarché clandestin qui vend de l’alcool pendant le Ramadan, « tonight, we party! ». Devant mon air un peu perplexe, ils rigolent et lancent un « Welcome to Jorrrrrdan Maryam ! ».
C’est ainsi qu’a commencé mon séjour à Taybeh qui devait durer deux jours et en durera finalement cinq. Venue pour visiter la célèbre cité des commerçants Nabatéens, je découvre le quotidien des jeunes jordaniens de Taybeh, leurs projets et rêves de cinéma, leurs traumatismes liés à la crise syrienne et leurs ambivalences, entre générosité exacerbée envers leurs proches et tactiques pour escroquer les touristes.
La cité de Pétra est gigantesque et nécessite plusieurs jours pour en faire le tour. J’ai la chance d’avoir des guides qui – bien qu’infatigables et surestimant nettement mes compétences en escalade – m’ont fait visiter les recoins cachés, que seuls ceux qui l’ont eu pour terrain de jeu étant enfants connaissent.
Sufyan, un ami de mon hôte Muhammad, qui m’a accompagnée une journée entière dans Pétra.
J’apprends qu’une poignée de bédouins vivent dans Pétra. Ils appartiennent à la tribu des Bdouls, de la cité nabatéenne dès les années 1500, avant que la Jordanie et l’Unesco ne les prient de se réorganiser pour accueillir les touristes. La plupart ont accepté de s’installer dans les villages environnants, d’autres ont préféré conserver leur mode de vie traditionnel. Ces derniers (reconnaissables au khôl noir qu’ils mettent sous leurs yeux, leur donnant un air de Jack Sparrow) ont la délicieuse réputation de séduire pour soutirer de l’argent. Ils agissent en ligne ou auprès des touristes en leur offrant repas, balades à cheval et autres privilèges, avant de leur demander une somme astronomique si elles refusent d’avoir une relation sexuelle avec eux (« Welcome to Jorrrrrdan Maryam! »). Les « love pirates » de Pétra sont bien connus des locaux et de la presse anglo-saxonne, mais très peu en France.
Pétra à la tombée de la nuit, avec un couple d’Allemands qui viennent passer la nuit à l’auberge de Muhammad.
Vie nocturne
Le Ramadan annonce un mois de vie nocturne particulièrement intense. Les habitants investissent les rues et s’occupent de l’animation. Les plus organisés déplient chaises et tables pour s’affronter aux cartes tandis que d’autres s’installent nonchalamment autour d’un narguilé. On y croise seulement quelques baraques à shawarma et supérettes, dont vous trouverez les employés enchaînant les cigarettes quelques mètres plus loin.
Chaque soirée se prolonge jusqu’au petit matin et débute généralement par de longs moments en voiture, à sillonner les alentours, pour le plaisir de monter le volume de l’autoradio ou de croiser des visages familiers susceptibles de se joindre à la fête.
Ici pas question de rôder en fin de soirée pour être le premier à mettre la main sur le dernier paquet de chips, c’est Maklouba (plat typique palestinien-jordanien) pour tout le monde. Vous avez intérêt à avoir faim, ou à avoir la capacité de manger beaucoup plus que votre estomac le permet, au risque de froisser vos hôtes.
« My mother invites you for Iftar tonight, we should go, right now »
(Ma mère t’invite pour casser le jeûne avec nous ce soir, on y va)
Description de la scène : 30 minutes plus tard, environ 10 femmes, mères et enfants, assises par terre en demi-cercle et moi, trônant sur une chaise au milieu de la pièce. J’esquisse un sourire à mi-chemin entre gêné et niais, alors que, dans un silence total, tous les regards sont rivés sur moi et attendent manifestement une action de ma part.
J’ai l’impression de vivre cette fameuse scène d’entretien d’embauche où le recruteur pose la question fatidique du « étonnez-moi ». Mais dans ce cas précis, la liste des possibles est plutôt courte : je n’ai aucune langue en commun avec mon public et monter sur la chaise pour effectuer mon meilleur pas de danse n’est probablement pas une brillante idée. Je finis par réciter de manière aléatoire les quelques mots d’arabe que je connais, elles rient à cœur joie – ouf.
19h34 : le soleil se couche, le chant des minarets retentit et annonce la fin de la journée. Quelques femmes se couvrent d’un vêtement de prière et s’agenouillent à terre. Je reste silencieuse et contemple la scène. Je trouve cette célébration tellement belle, la sincérité de ces femmes me touche, et je ne peux m’empêcher de la faire résonner avec le discours publique français sur l’islam, dont les amalgames m’interrogent autant que me désespèrent.
Je jette un œil par la fenêtre, la maison de Saif a une vue imprenable sur la ville de Al Taybeh et sur les montagnes, les couleurs de la fin du jour sont douces, les odeurs du repas se mêlent à la fumée du narguilé que s’échange les hommes de l’autre côté de la porte. La famille se réveille, s’active, les sourires illuminent : il est temps de manger. La soirée est festive, tout le monde se rejoint à la fin du repas. On commence à s’appréhender, je joue au foot avec les enfants, les filles me montrent les photos de famille et m’invitent à revenir dîner le lendemain.
Mon rythme de vie complètement décalé et la date d’expiration de mon visa m’indique qu’il est peut-être temps de continuer ma route. Je laisse un mot pour mes hôtes, des fruits frais et une pièce de 2€ (j’avais un jour reçu une pièce du pays d’origine d’une rencontre, j’ai donc perpétué la tradition) et me revoilà de nouveau après quelques heures de sommeil au bord de la route à attendre un mini-bus semblable à celui que j’avais emprunté pour arriver à Al Taybeh, et dans lequel, comme tous les hommes qui l’utilisent comme navette, je ne fus pas longue à m’endormir.
Marion Frelat
Photo de couverture : @news.nationalgeographic