Musso, la complainte du mal-aimé :
Avec près de 400.000 exemplaires vendus de son dernier roman, L’Inconnue de la Seine, Guillaume Musso a encore été le romancier le plus lu en France en 2021. De ce fait, il devance pour la onzième année consécutive le prestigieux prix Goncourt, attribué cette année-ci au jeune auteur sénégalais, Mohamed Mbougar Sarr, publié chez Philippe Rey. Cet exploit est d’autant plus remarquable qu’il est aussi n°1 des ventes en poche avec La Vie est un roman, publié au Livre de Poche. Remarquable certes, mais pourtant presque normal tant la nouvelle étonne peu. Il faut dire qu’après une décennie d’exception, on est habitué et on s’est fait à l’idée : un Musso, ça vend.
“On ne sait pas pourquoi, mais ça vend, les gens le lisent, l’histoire doit être bien ficelée, il a trouvé la recette.”
Cette phrase, on l’entend dans les milieux cultivés, éduqués, dans la sphère littéraire parisienne. Les gens qui le lisent, ce sont souvent les autres et on ne sait pas pourquoi il vend parce que l’on n’a pas lu Musso soi-même. Dans le fond, peu importe, on ne peut pas tout lire. Je n’ai pas encore lu le dernier Houellebecq, et je n’ai pas lu non plus ce roman incroyable dont m’a parlé une amie. Cet article ne veut d’ailleurs pas être une critique des œuvres de Guillaume Musso à proprement parler, puisqu’il n’en fait ni l’éloge, ni le blâme. Cependant, il suffit de commencer à s’intéresser au phénomène Musso pour comprendre le vrai problème qu’il transporte : avec Musso, on n’a beau ne pas avoir lu ses livres, il est permis de le critiquer en grand expert de la littérature que nous sommes. D’ailleurs, on est assez tranquilles parce que Musso, après tout, “ce n’est pas vraiment de la littérature.”
Petit test pratique
Je vous invite à faire le test autour de vous, demandez à vos amis, vos collègues, s’ils aiment Musso puis, une fois la réponse donnée, demandez-leur s’ils ont lu un de ses livres. Lorsque l’opinion transporte un message négatif, le test devient intéressant. Parfois, vous aurez un ou une amie qui vous dira « j’en ai lu un, ça ne m’a franchement pas plu » ou alors une ou un autre qui vous avouera honteux « j’en ai lu quelques-uns quand j’étais jeune, je ne me retrouve plus dans ces livres maintenant » mais la réponse attendue ne tardera pas à se faire entendre : « Ah, tu lis ça toi ?! Moi ?! Non, je ne l’ai pas lu, c’est mauvais et c’est mal écrit ! ». Des mots crachés sans réflexion, remplis de mépris pour l’auteur et peut-être même pour ses lecteurs. Par ailleurs, cette phrase profondément contradictoire est troublante, puisqu’avec n’importe quel écrivain ayant une plus grande notoriété intellectuelle, on se retiendra plus facilement de donner un avis sans la lecture. Certes, on citera parfois une critique que l’on a lu rapidement dans un journal, mais on n’osera moins maquiller le fait de ne pas avoir lu le livre, peut-être pour éviter d’argumenter au cas où celle-ci, moins facile, ne fasse pas l’unanimité en société.
La grande littérature, celle qui dure
Cette hypocrisie, bien que légèrement malhonnête, n’est pas bien méchante mais assez commune. Ce rejet particulièrement fort de Musso par l’intelligentsia littéraire est un problème qu’il nous faut résoudre. Sinon, nous risquons de perdre, comme ce fut déjà le cas dans le passé, une grande partie de la littérature de notre époque. Une littérature populaire que l’on ne veut finalement pas retenir. En effet, combien d’auteurs furent oubliés de notre panthéon littéraire tout en étant adulés, et lus, de leur vivant ?
Nous ne le savons que trop bien, les auteurs les plus lus ne sont pas toujours ceux qui seront retenus par l’histoire. André Gide en a d’ailleurs fait son mantra. Le plus important pour lui n’était pas d’être lu de son temps, mais de laisser une trace dans l’Histoire. Il dira lui-même dans son journal « Le problème pour moi, n’est pas : Comment réussir ? – mais bien : comment DURER ? » Pourquoi ? Parce que les lecteurs contemporains ne peuvent pas, par nature, savoir qui est visionnaire, avant-gardiste, à qui l’Histoire donnera raison. Seuls l’Histoire et les lecteurs à venir seront les juges légitimes de notre littérature. Cette idée, du point de vue de la recherche, a une conséquence : elle peine à trouver des sources pour nous donner le nom de ceux qui vendaient le plus il y a 300 ans. Alors, en bon soldat, elle s’attèle parfois à revaloriser ces acteurs majeurs oubliés… et snobe Musso.
Un exemple vieux de 165 ans, Rocambole :
Prenons l’exemple du cycle romanesque de Pierre Ponson du Terrail, Les Drames de Paris, qui met en scène pour la première fois le personnage de Rocambole, créé il y a 165 ans. Vous ne le connaissez pas ? C’est normal. Il vous dit quelque chose ? Tout aussi normal, ces histoires sont si rocambolesques qu’elles ont laissé cet adjectif à la langue française. Elles deviennent une référence collective, inspirent les esprits de nombreux lecteurs, et pourtant bien peu d’études littéraires leur sont consacrées. En effet, on ne trouve aucune référence sur le site du Cairn à leur égard, très peu sur le personnage de Rocambole également. Les rares sources existantes s’intéressent au roman populaire du XIXe siècle, ce qui est déjà très bien, mais celles-ci ne font pas une étude approfondie, ni du personnage, ni de son auteur, ni de la réception de son ouvrage à son époque. Ainsi, alors que l’on étudie la symbolique des fenêtres chez Flaubert, ce pauvre Monsieur Ponson du Terrail est aujourd’hui oublié, loin d’être immortalisé par notre panthéon littéraire. Pourtant, qu’on le veuille ou non, et bien qu’elle ne joue pas sur les mêmes codes et les mêmes références, la littérature populaire reste de la littérature.
De l’importance de lire et d’étudier Musso
Nous y voilà. Le véritable problème, c’est qu’à ce jour, on écrit sur Houellebecq, on s’arrête sur Carrère, mais pas sur Musso, parce que ce n’est pas de la “grande littérature”.
Décidément, on se satisfait trop facilement d’un « Musso, il vend, on ne sait pas pourquoi, mais ça vend, les gens le lisent, l’histoire doit être bien ficelée, il a trouvé la recette. » Ce constat est problématique puisque par définition, la littérature populaire, à l’opposé de celle de Gide, s’inscrit dans le temps où elle s’écrit. Nous, lecteurs d’aujourd’hui, sommes ceux qui possédons les codes pour pouvoir étudier et déceler au mieux les sommes de savoirs qui se trouvent dans la littérature populaire. A contrario, les lecteurs de demain fourniront un effort considérable avant d’arriver à percevoir notre vision de cette littérature, la manière dont elle était comprise.
Ainsi, allons plus loin, arrêtons de regarder cet auteur avec hauteur et dédain, sortons de cette posture de jugement idiote et orgueilleuse. Gardons notre esprit critique, il n’y a pas besoin de l’encenser ou de vendre son âme au diable, seulement, décortiquons, et par pitié, lisons ! Qui est-il ? Quelle est cette fameuse recette, cette « histoire bien ficelée »? Amis structuralistes, ce n’est pas une question pour vous ? Pourquoi fait-il autant consensus et que dit-il de notre époque, de ses lecteurs ? Amis sociologues, cela ne vous intéresse pas ? Voici autant de questions qui mériteraient pourtant une réponse…
“Une petite diode rouge clignotait près du combiné. Curieuse, Roxane appuya sur le haut-parleur pour écouter le message qui d’après l’horodatage remontait à 13 h 10 le jour même.
Marc, Catherine Aumonier de nouveau. J’aurais vraiment besoin de te joindre par rapport à mon message de ce matin. Merci de me rappeler.
Comme il n’y avait pas d’autres messages, Roxane écouta le précédent laissé sur l’appareil à 7 h 46.
Bonjour Marc, c’est Catherine Aumonier, directrice adjointe de l’infirmerie de la préfecture de police. Je t’appelle pour avoir ton avis sur un cas assez étrange. Nous avons pris en charge hier matin une jeune femme, totalement amnésique, que la Brigade fluviale a repêchée nue dans la Seine. Comme je n’ai pas ton mail, je t’envoie son dossier par fax. Rappelle-moi pour me dire si tu la connais. À plus tard.
Intriguée, Roxane repassa le message dans la foulée. Si Batailley l’avait écouté – et la diode lumineuse laissait à penser que oui – il avait dû le faire quelques minutes seulement avant sa chute.
La flic ressentit des picotements au creux du ventre. Tout ce qui, de près ou de loin, touchait à l’infirmerie de la préfecture de police – la fameuse I3P au fonctionnement un peu mystérieux – avait toujours suscité son intérêt.” Guillaume Musso, L’Inconnue de la Seine
Un article proposé par Eliot Chempré