Cette série d’articles met en lumière quelques lieux du Paris nocturne. Vous y découvrirez des alternatives au bar dans lequel vous buvez les mêmes pintes depuis des semaines, qui commencent sérieusement à avoir un goût de pisse.
Remembering
Bordel que c’est beau. Coup de scalpel dans le rideau poussiéreux de nos souvenirs. Contrebasse et piano, conversation entre le sage et le juste, le poète et l’écrivain, le professeur et le prophète. C’est simple, pur, juste, sophistication suprême. Le genre de musique qui vous rappelle que vous êtes toujours vivant. Une onde qui traverse le corps, écho aux briques de temps qui s’empilent pour dessiner le monument de nos existences. Enfin. Je m’emballe peut-être un peu. Les expériences de vie, qui vous enseignent en 2 minutes ce que vous pensiez comprendre depuis 2 ans, m’ont appris que nous n’avions pas tous la même sensibilité. Drôle de vie. Les cartésiens peuvent-ils prendre du plaisir à lire l’horoscope ? Les mystiques peuvent-ils faire preuve de bon sens ? Comme dirait Woody Allen, j’ai des questions à toutes vos réponses.
Chers lecteurs, un morceau qui vous anime comme Remembering de Avishai Cohen, il ne faut pas le laisser filer. Je cherche de suite une place pour un concert de ce contrebassiste : miracle, il y en a un à Paris la semaine prochaine. J’achète. N’étant pas encore à l’aise avec la solitude dans les évènements à la densité démographique supérieure à 1 humain/m^2, je saisis mon smartphone à la recherche de compagnons de soirée.
“30 € pour un artiste que je ne connais pas, c’est mort” ; “Mercredi soir j’ai escalade sorry” ; “J’aime pas le jazz” ; “Qui es-tu ?” ; “Désolé Julie a changé de numéro” ; “Trop bonne idée je te redis !! “ ; “Le jazz ça m’endort. » ; “OK”. Quelques arguments d’autorité plus tard, Gonzague, Brieux (un ami de Gonzague) et Gabriel acceptent de partager avec moi ce shot de mélancolie pure.
Le Club Sandwich
Nous voilà donc au 7/9 Rue des Petites Écuries, à 20h, devant la façade sombre et discrète du New Morning. Gonzague a acheté des sandwichs, soigneusement rangés dans son sac à dos. Brieux porte une tenue de cycliste et c’est, casque sur la tête, qu’il assistera au concert. Drôle de personnage. Gabriel, fidèle à lui-même, sort d’une conférence sur la place de Napoléon dans la Vème République qui était “fort intéressante et tellement d’actualité”.
Nous présentons nos billets aux guichets, donnons au vestiaire nos trois manteaux sur un même cintre et commandons 4 pintes de bières. Nous dégustons discrètement nos sandwichs triangles à l’ombre d’un pilier dans un coin de la salle de concert. Drôle de repas. La pièce dispose d’une large scène au devant d’une fausse à 30 centimètres de profondeur. Elle n’a ni la chaleur d’un bar de jazz manouche comme le piano vache, ni la froideur d’une salle de concert sans âme comme un Zénith. Des tables sont disposées ici et là, prises d’assaut par des trentenaires qui nous regardent d’un œil dubitatif. Vous n’avez jamais eu 25 ans ? Drôle de public. Les styles sont moins extravagants qu’à l’Alimentation Générale, l’écart-type entre les âges moins significatif. Ils abordent des blousons en daim ou vestes en tweed, chapeau sur la tête pour cacher les prémisses d’une calvitie, des bottines en cuir ou des sneakers blanches et discutent avec des femmes en robes sans talons, avec des boucles d’oreilles, un trait de maquillage sous des yeux fatigués, sans rouge à lèvre. Ils sont branchés sans être tape à l’œil. Le genre de couple que l’on croise en tandem avec deux blondinets dans une charrette le long du canal Saint-Martin. Le genre de couple que j’espère former un jour.
Quelques jazzmen dont les portraits trônent sur les murs rouges me regardent avec un air de “à ton âge, je jouais dans la rue le 24 décembre sans moufles pour nourrir mes enfants alors tes rêves à 2 balles tu les gardes pour toi.” D’accord Chet, je change de disque. La moquette de la salle est rouge, les néons qui dessinent le bar sont rouges et le vin dans les verres tout aussi rouge.
“Bagarre, bagarre !”
Un coup d’œil sur les instruments déjà installés sur la scène m’indique que tout ne se passera pas comme prévu. Deux batteries, deux guitares, aucune trace d’une contrebasse et encore moins d’un piano. Étrange. Il est possible que Avishai arrive avec son instrument. Peut-être fait-il quelques gammes dans les loges ? Les musiciens s’installent sur scène, un trompettiste salue la foule en anglais puis commence son premier morceau . Toujours pas de contrebassiste, c’est donc une première partie.
Gonzague me montre sur internet une photo de Avishai Cohen. Un grand dégarni avec des yeux bleus, un petit air de Jason Statham. Rien à voir avec notre trompettiste qui arbore une chevelure dense doublée d’une barbe tombante à la naissance du cou. Fait notable, tous les musiciens portent des salopettes avec gravé dans le dos “Big Vicious”.
Gabriel et Brieux ne semblent pas dérangés par la supercherie. Alors que les morceaux se terminent par des applaudissements polis, comme si les spectateurs avaient peur de s’abîmer les mains, Brieux hurle de grands “Bravo !”, « Sensationnel ! », “Vive la musique !”. Nos voisins se retournent et l’observent avec un sourire fané, le style de grimace qui vous traverse le visage quand la fille que vous invitez boire un verre ne parle que de son compte instagram aux 3000 abonnés et de son collègue Antoine, ce “mec trop cool qui fait du kitesurf”.
Nos usurpateurs proposent un jazz qui flirte avec des sonorités rock et électro, parfois psychédéliques. Le trompettiste souffle des notes qui se tiennent, ne vacillent pas, planantes, profondes, faisceaux lumineux, tir de vingt-deux longs riffs dans la nuit. Loin de la trompette cuivrée de Louis Armstrong, on sent l’influence de Miles Davis, peut-être aussi de Chet Baker. L’ambiance n’est pas à la bousculade même si Brieux saisit toutes les opportunités de jouer des épaules. Un cercle s’est d’ailleurs formé autour de lui, le laissant libre de gesticuler. J’adore. On commence donc à danser, avec de grands gestes, comme des épouvantails ballottés par les tornades du Kentucky. Brieux monte dans les tours et le trompettiste finit par le remarquer. “Hi buddy, why are you wearing a helmet?”. Ce à quoi Brieux répond “Bagarre, bagarre !”. Nos voisins baissent les yeux, d’autres nous ressortent leur fameuse grimace et les plus téméraires nous lancent des “chuuuuuts”. Le trompettiste, l’air un peu gêné mais avec le sourire (c’est avant tout un américain), nous lâche un “the beer seems to be good tonight !”. Brieux réplique “Bagarre, bagarre !”. Drôle de personnage. Puis le concert reprend dans la bonne humeur générale.
Élémentaire mon cher Watson
Entracte. Nous partons humer l’odeur de la nuit. “Je ne comprends pas. Aucune première partie n’est indiquée sur l’affiche, ni sur mes billets.” m’informe Gabriel. Mystère. Je tends l’oreille à la recherche d’une âme perdue partageant mon malaise. Rien.
C’est là que Gonzague sort des toilettes mort de rire. Son voisin de cabine pestait en solitaire, persuadé de s’être trompé de concert. Il était venu voir le contrebassiste Avishai Cohen et bien qu’il appréciait le vicious trompettiste, ce n’était vraisemblablement pas lui. Gonzague avait donc répondu “tout pareil », que c’était un bug informatique, une erreur de programmation, un coup monté des américains. Jusqu’à ce qu’un troisième individu, plus informé que la moyenne, leur explique que dans le petit monde du jazz deux homonymes se partageaient la vedette : un contrebassiste et un trompettiste.
Avishai Cohen n’est donc pas Avishai Cohen. Révélation. Note à moi même : lire la description du concert avant d’acheter 4 places. “Le 18 juin 1815, Napoléon s’est également trompé à Waterloo” me répond Gabriel. “Le vrai Avishai Cohen aime la bagarre !” m’affirme Brieux.
On a retrouvé Avishai Cohen
Le concert se poursuit sur une reprise de Teardrop, morceau culte du groupe Massive Attack. Avishai contrebassiste disparaît de ma tête et laisse sa place à Avishai trompettiste, qui après tout était là depuis le début. Les planches du “New” ont porté tant de mentors. Il paraît que dans les années 80, après un coma stade 2 en fin d’après midi, Chet Baker était sur cette même scène le soir même pour son rendez-vous avec le public, avant de se rendre et de demander que l’on rembourse les billets. Malgré l’incertitude qui planait autour des concerts de l’artiste, le public revenait toujours, pour entendre encore une fois sa voix inimitable chanter « My Funny Valentine ».
Aviv Cohen et Ziv Ravitz aux batteries mènent la marche, alors que le guitariste Uzi Ramiez et le bassiste Yonatan Albalak alignent le riff emblématique de ce morceau qui vous plonge la tête dans les eaux sauvages et fraîches d’un bord de mer rocailleux. Un morceau qui vous entraîne dans une mélancolie abyssale.
Gaël Giraud, normalien, polytechnicien, docteur en mathématiques et en théologie, spécialiste de la théorie des jeux, la finance et les questions énergétiques, prêtre jésuite, pianiste à ses heures perdues et auteur d’une pièce de théâtre, donne à la mélancolie la définition suivante :
“Ce qui est derrière l’épreuve de la mélancolie c’est le fait que petit à petit je me résigne à croire que l’expérience de la tendresse, celle qui donne la joie, n’est plus pour moi. C’est du passé, ça ne reviendra plus. Je ne peux pas me la donner à moi même, il faut bien que d’autres me la donne, me fasse faire une expérience de tendresse et si j’arrive à me laisser convaincre que c’est fini, que la tendresse n’est plus de ce monde pour moi, alors je sombre dans une mélancolie profonde.”
La mélancolie est donc la peur de ne plus connaître les joies qui nous ont traversé dans le passé.
S’en suit 2 types de personnalités :
- Je fonce, penser au passé c’est reculer, reculer c’est perdre son temps, perdre son temps c’est se rapprocher de la mort sans cocher la To Do, ne pas cocher la To Do c’est rater sa vie, rater sa vie c’est être un looser.
- Je réfléchis au passé, je prends le temps d’en tirer les leçons pour le présent, pour le futur, puis je fais une relecture pour être aligné avec moi même et je tourne 7 fois ma langue dans ma bouche avant de parler, car foncer tête baissée c’est aller droit dans le mur, c’est rater sa vie et rater sa vie c’est être un looser.
Je sens de nouveau le regard de Chet me lancer des éclairs : « remballe-nous tes analyses psychologiques à deux dollars, embrasse la fille avec qui tu bois des verres depuis des semaines, remets toi à la guitare et fais toi saigner les doigts dans toutes les Jams de Paris, écris un bouquin, balance ton point dans la gueule de ce mec qui crache son venin en se complaisant dans son ignorance et sa fainéantise et tu comprendras très bien ce que c’est la joie et la mélancolie.” Les dernières notes de Teardrop s’éteignent, Brieux hurle “C’est la fête !”, drôle de concert.
=> Découvrir Avishai Cohen et les Big Vicious
New evening
A la fin du concert, les jazzmen quittent leur perchoir et viennent à la rencontre du public. Nous échangeons quelques plaisanteries, l’envie de transmettre leur passion ne s’arrête pas aux frontières de la scène. C’est aussi ça le New Morning, des musiciens sérieux qui ne se prennent pas trop au sérieux. Fier oui, orgueilleux non. Il en va de même pour les spectateurs passionnés qui, par amour du jazz, ne laisseront personne lui manquer de respect.
J’étais venu écouter Avishai Cohen, j’ai découvert Avishai Cohen. Gonzague, Brieux et Gabriel semblent ravis. On se sépare mais je n’ai aucune envie de me coucher. Je rejoins donc des collègues qui prennent un verre au Ton Air de Brest, un bar breton dans le 14ème arrondissement.
« Si vous voulez vous faire peur, imaginez deux secondes que le New Morning n’existe plus » écrit Michel Contrat dans Télérama. Le New Morning, depuis 1981, a vu défiler les grandes pointures du Jazz. Les anecdotes autour de ce club sont nombreuses, comme le passage de Prince, venu un dimanche d’août y jouer avec son père jazzman, débarquant l’année suivante après un Bercy triomphal, en pleine nuit, pour un concert improvisé. C’est l’endroit idéal pour :
- Ecouter les futurs légendes du Jazz
- Bousculer quelques trentenaires un peu rouillés
- Discuter avec les fantômes de Chet Baker, Didier Lockwood, Dizzy Gillespie et tant d’autres
Infos pratiques
- Adresse : 7-9 Rue des Petites Écuries, 75010 Paris
- Programmation ICI
- Concert : 20-30€
- Pinte : 8€
- Équilibre hormonal : 50% hommes ; 50% femmes
Photo de couverture : pochette de l’album Avishai Cohen – Big Vicious
3 comments
Auditeur du contrebassiste depuis de nombreuses années, j’ai bien ris, et découvert un autre Avishai Cohen !
Bravo l’artiste ! Revigorant ce petit article. Quelle soirée !
J’ai esquissé un sourire continu en lisant cet article.
J’ai éclaté de rire a plusieurs reprises.
J’ai appris des choses.
Merci !