Cette série d’articles met en lumière quelques lieux du Paris nocturne. Vous y découvrirez des alternatives au bar dans lequel vous buvez les mêmes pintes depuis des semaines, qui commencent sérieusement à avoir un goût de pisse.
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Que la lumière soit et la lumière s’éteignit
Cette histoire commence dans une église jésuite. Ce fut le cas d’un certain nombre, depuis Saint François Xavier, Ignace de Loyola, jusqu’au pape François. Mais cette histoire n’est pas une anthologie des conquêtes jésuites – pas de celle des jésuites, tout du moins.
Qui aurait-pu imaginer qu’au 35 rue de Sèvres, entre le Comptoir des cotonniers et Maniatis coiffure, se trouvait l’entrée de l’église Saint-Ignace ? Certainement pas moi. Et pourtant, porté par l’énergie d’une grâce qui commence à se faire désirer, je m’aventure dans un corridor s’ouvrant sur la nef d’un sanctuaire tout à fait respectable. Je vous en décrirais bien quelques retables mais la suite est expéditive. A peine installé, alors que j’entame une entrée en moi-même, c’est-à-dire l’exercice de la paix de l’esprit et de l’âme (si ce n’est pas la même chose), les lumières s’éteignent. Un coup d’œil discret derrière moi m’informe que trois femmes se tiennent devant la porte, la main sur leur montre, l’air de dire que si Dieu sait attendre, c’est bien qu’il n’est définitivement pas comme tout le monde.
Je me dirige donc vers la sortie, contrarié d’avoir manqué encore une fois mon rendez-vous avec l’Éternel. Chers lecteurs, gardons à l’esprit que Dieu ne répond pas à nos prières en fonction du nombre de mots, du lieu où nous sommes ou de la position que nous avons adoptée. Pourtant la grâce divine ne semblait pas m’avoir frappé ce soir, à moins que…
Adieu Vivian Maier
Sortie de l’église : mon téléphone sonne. Louise. Elle est finalement disponible ce soir pour l’exposition Vivian Maier et me donne rendez-vous dans 20 minutes métro Mabillon.
Louise fait partie des femmes qui sont toujours occupées et par conséquent rarement disponibles. Pas question d’arriver en retard. Je saute sur un vélib. Louise me dit qu’elle n’a plus de batterie. Je lui réponds que je serai le mec devant la sortie avec le manteau noir (l’humour, arme fatale). Elle ne me répond pas. J’arrive à Mabillon 10 minutes en avance et pars donc à la recherche d’un bar adéquat pour les mondanités de coutume. Un clarinettiste donne la mesure à un trompettiste dans une rhumerie boulevard Saint-Germain, c’est parfait. Louise arrive et je lui expose ma trouvaille. “J’adore le jazz” me répond-elle. C’est louche. Qui aime le jazz en 2021 ? Je lui parle donc de jazz, en douceur, car je sais par expérience que le sujet a vite fait de me passionner plus que mes interlocuteurs. Louise semble un peu étonnée et finit par me proposer d’aller à un concert de jazz manouche près du Panthéon. Je prends quelques secondes de réflexion, l’air penseur, inaccessible, et m’empresse de dire oui car rien (ou presque) ne me ferait plus plaisir. Après tout Vivian Maier a survécu 83 ans dans l’anonymat le plus total, elle ne nous en tiendra pas rigueur.
Phèdre et Hippolyte
Nous arrivons 8 rue Laplace, devant la devanture discrète du Piano Vache. La façade est en bois rouge et forme de grandes ouvertures sur lesquelles tombent des rideaux ternes. La fenêtre de gauche est comblée par une fresque. Une vache, cabrée sur un piano, encorne un éléphant rouge. Une clé de sol et quelques croches encadrent le tout. Je crois même apercevoir une pinte de bière , si ce n’est un pichet de lait frais, qui parcourt le ciel de cette étrange corrida. Nous traversons une première pièce ou la bière coule à flot puis une seconde à l’ambiance plus intime, qui laisse apparaître un morceau de sol pour les musiciens. Les murs sont recouverts de posters, magazines, photos en tout genre, du jazz, du sport, de la politique, du cinéma – il y en a jusqu’au plafond. C’est comme si des instants de vie avaient été collés au mur pour figer l’histoire, ou combler des trous, certainement les deux.
JM, patron du bar, nous trouve une table devant la scène, que nous partageons avec deux étudiants de la Sorbonne. Louise commande une bière (5€), je commande un verre de vin rouge (4€) puis une planche de fromage (12€?), que nos camarades de table fixent du regard comme les vaches sondent votre âme au bord des routes de campagne. Louise s’élance dans une tirade assassine contre le film qu’elle a vu la veille, que Femme Actuelle qualifie pourtant de “fort et fou, drôle et grave, comme la vie”. Elle me décrit une fiction ancrée dans la réalité, croisement périlleux entre l’intime et le politique, où l’artifice et les maladresses règnent en maître. Bien qu’il me semble être d’accord avec le fond, je reste bloqué sur la forme. Ses mots jaillissent, portés par une colère distinguée et un léger accent bourgeois. Il y a quelque chose de la tragédie grecque, Phèdre sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, héroïne tragique parfaite, propre à élever la vertu des spectateurs par la condamnation des mensonges et des vices.
“La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence.” Miles Davis
« Mesdames, messieurs, nous avons le plaisir d’accueillir ce soir Rodolphe Raffalli (guitariste) accompagné de Hervé Pouliquen (guitariste) et de Sébastien Gastine (contrebassiste), que vous connaissez tous ! Je vous demande de cesser les bavardages car ils perturbent les musiciens et ici, ce sont les rois !” informe JM, le concert va commencer.
Rodolphe Raffalli a commencé la guitare à 8 ans, en s’attaquant au jazz qu’il pratiquera tout au long de sa carrière. Musicien éclectique, inspiré par Django Reinhardt comme par Georges Brassens, il nous présente ce soir un live au carrefour des influences. Les morceaux s’enchaînent, entre le jazz manouche, course effrénée de notes qui donne envie de battre la mesure sur un coin de table et des standards de jazz, plus doux, moins gourmands, à mon goût plus intenses. Avec le jazz manouche, c’est le corps qui rentre en résonance. Avec le jazz traditionnel, c’est la tête. Mon esprit divague, d’un souvenir à l’autre, bercé par les harmoniques, arpèges et accords de nos talentueux musiciens. Louise semble prise au jeu des rêveries et nous échangeons quelques mots, au creux du cou, entre les morceaux.
Le public partage avec les artistes une plaisante complicité. Les fins connaisseurs réagissent aux références que place Rodolphe dans ses improvisations par des râles sensuels. “Grrrrr ; Hmmmmm”. Des spasmes similaires viennent clore les improvisations “Oh ouuuui ; Ahhhh”. C’est un orgasme musical que nous échangeons sans gêne. Je partage cette réflexion à Louise, en mimant des orgasmes plus ou moins réussis. Ça la fait rire. Je lui propose qu’elle fasse de même, elle secoue la tête avec un sourire, geste universel dont chacun connaît la fonction. Avec ses cheveux coupés carrés, la façon qu’elle a de se tenir droite et ses traits linéaires, sinogrammes Japonais sur le papier de sa peau finement grainée, Louise dégage une captivante élégance. Ses yeux sombres sont impénétrables.
La nuit avance, un entracte nous offre le temps de remplir nos verres puis les improvisations de Rodolphe et Sébastien reprennent. Hervé prend son pied à la pompe. J’ai l’impression d’avoir découvert ce chalet dans lequel passer l’hiver au coin du feu.
=> Découvrir Rodolphe Raffalli
Les bancs publics
Nous quittons la salle minuit passé, alors que les artistes entament une reprise de “je me suis fait tout petit” de Brassens. Dehors, j’entreprends d’escalader l’église Saint-Étienne-du-Mont. Louise m’explique que l’idée n’est pas mauvaise mais que le péron principal ne semble pas l’endroit adéquat. Elle m’entraine sur le flanc de la bâtisse et escalade des barreaux qui sont sans surprise bien plus faciles à dompter. Je ne dis rien, l’affrontement aura lieu sur les rochers de Fontainebleau.
Elle redescend et nous partons à la recherche d’une station vélib’, qui n’a qu’un vélo à nous offrir. Louise grimpe derrière moi et je la dépose devant son métro.
– On se revoit quand ? lui demandai-je.
– C’est toi qui n’es jamais disponible ! me répond-elle.
Je rêve. Elle disparaît dans les entrailles de la terre. Un groupe d’étudiants ivres dérive dans la rue, des amoureux se dévorent sur un banc public, je lance une playlist de jazz manouche et je rentre chez moi.
Cher lecteur, le Piano Vache, malgré quelques absurdités décoratives, est un panthéon du jazz manouche. Le lundi soir, c’est le rendez-vous des musiciens avec leur public, le berceau des rêves et la source des soupirs. C’est une place de choix pour :
- Partager des orgasmes musicaux
- Déguster du jazz manouche aux premières loges
- Refaire le monde en bonne compagnie
Une Chronique de Romain Mailliu
Infos pratiques
- Adresse : 8 Rue Laplace, 75005, Paris
- Lundi soirée Jazz Manouche
- Entrée Gratuite
- Pinte : 6€ (5€ en happy hour, 18h-21h)
- Vin : 4€
- Équilibre hormonal : 50% hommes ; 50% femmes
1 comment
Je viens de passer un pur moment de dépaysement ! Un super style d’écriture ! Vraiment très agréable à lire, on a l’impression d’y être ! Je recommande cet écrivain en herbe et tous ses articles !