Mon titre est trompeur : l’artisanat est déjà cool depuis longtemps. En composant entièrement son album seul dans une cabane du sud de la France, le Sylvain Tesson du Rap, l’homme qui compose plus vite que son ombre, l’empereur de Marseille, l’unique Jul le prouve : l’artisanat est bien d’or et platine ! A l’opposé d’une industrie musicale divisant les tâches (création, montage, production, diffusion) l’OVNI a choisi de tout faire seul depuis sa cabane d’ivoire. Son pari est réussi et a réuni plus de 4 millions de ventes (chiffre datant de début 2020, depuis il y a eu 3 albums…).
L’artisanat comme modèle
C’est sûrement inspiré par l’exemple de ce Philippe-Auguste moderne (oui car si Philippe-Auguste a créé le sentiment national français à la bataille de Bouvines, Jul l’a réveillé avec l’album My World…) que Richard Sennett propose l’artisanat comme forme d’organisation de notre travail. En effet, dans son livre Ce que la main sait sorti en 2010 sur la figure de l’artisan, le sociologue américain souhaite s’inspirer de l’artisanat pour remodeler notre bon vieux capitalisme.
Il commence par s’opposer à son illustre professeure Hannah Arendt (que des disques de platines, vous pouvez foncer les lire) sur sa distinction entre l’animal laborans (le travailleur ne vivant que pour son travail tel un animal), que le XXème a érigé en modèle (l’homme n’est uni ni au monde ni aux autres hommes, seul avec son corps, face à la brutale nécessité de la vie), et l’homo faber (le travailleur, créateur d’oeuvres fondées sur la réflexion).
Pour Sennett, la distinction n’est pas réaliste et, surtout, ne s’applique pas à l’artisanat. L’artisan est bien un animal (courbé toute la journée à son travail) mais nécessairement créateur car puissamment élevé par son savoir-faire unique. La conception est indissociable de l’exécution comme la tête l’est de la main nous rappelle le ricain. L’artisan, c’est donc, en quelque sorte, le premier en sport et en chant pour reprendre les termes de l’idéologue néo-libéral Booba.
L’intelligence de l’artisan, Sennett la devine dans la routine. La répétition permet d’encaisser de l’expérience grâce aux erreurs commises et d’acquérir ainsi des compétences. La routine va également développer de la frustration contre la limite des outils par rapport au sentiment du possible. Et de cette frustration va naître l’innovation ! C’est d’ailleurs l’un des problèmes de la technologie : elle supprime la routine et donc le temps d’assimilation. Tel un adolescent ruisselant de pus, Sennett provoque sa professeure en écrivant au tableau que pour cette raison, l’animal laborans pourrait servir de guide à l’homo faber. Je vous passe les détails du reste de l’analyse dont voici un condensé survitaminé : les attributs moraux de l’artisanat (modestie, valorisation des tâches manuelles sur le même plan que les labeurs de l’esprit) sont les meilleurs atouts pour reconstruire l’organisation contemporaine du travail. Artisanat is the new cool, CQFD !
J’bois l’Oasis, Capri Sun, cet été j’ai pas pris le sun,
J’ai encore d’gober comme un fou, heureusement que pro tools, j’ai appris tout seul.
Carré d’as – Jul
L’artisanat matrixé par le numérique
« Est-ce toi Virgile, la source d’où jaillit un fleuve de rimes » demandait Dante au poète. Aujourd’hui, les vers sont encodés et ce sont leurs créateurs-programmateurs qui mènent la danse dans le purgatoire du net. Ces jardiniers immobiles peuvent façonner des univers digitaux et créer des parcs à la Le Nôtre à partir du néant d’une page noire. Comme l’ébéniste dans son atelier, ils travaillent seuls et s’améliorent par la pratique. Si proche d’un cordonnier dans son échoppe, ils innovent progressivement en suivant le rythme lent du travail manuel. Cette méthode de travail a un nom : l’artisanat.
Avec le numérique, les métiers d’artisans sont transformés, ce que nous explique très bien Ludovic dans son article à lire dans la présente capsule. Ils peuvent être de formidables outils d’accompagnement de l’artisan lorsqu’ils ne le remplace pas.
Voici quelques exemples inspirants :
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L’association entre le sculpteur numérique et la poète Juliette Mézenc a abouti sur un projet original : un jeu vidéo poétique. Nom de code : Le journal du brise lame. Projet : roman qui sait sonder les profondeurs du béton poreux, de l’eau violente, et des courants temporels. On peut donc acheter un livre avec un code pour télécharger le jeu vidéo et se promener dans cet univers très particulier programmé par un sculpteur numérique, Stéphane Gantelet.
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« Ce n’est qu’en dansant que je sais lire le symbole des plus hautes choses ». Qu’aurait pensé Nietzsche de cette expérience menée à l’Atelier Arts Sciences de Grenoble ? L’idée était de réaliser une captation d’une danseuse pour concevoir un algorithme qui composerait la musique de la danse. A la frontière entre création, innovation et artisanat.
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Si la terre est l’œuvre de Dieu, le jeu vidéo Red Dead Redemption 2 est clairement l’œuvre d’un artisan doué. Plusieurs niveaux de jeu sont possibles, mais c’est celui du rêve d’enfant dont je vais vous parler. En enfournant son cheval, le joueur peut partir découvrir chaque détail de ce monde ouvert programmé de manière ahurissante. Les ombres sont reproduites à la perfection, chaque détail se reflète dans les flaques de pluie. La chasse est comme dans notre monde : aléatoire et souvent vouée à l’échec. Un article du dixième numéro de Les Others nous propose un compte-rendu de promenade digitale bien plus émouvant et sensible que ta balade aux Buttes-Chaumont du week-end ! (Si vous voulez pas acheter le volume, je peux vous envoyer par mail les photos de l’article #tktpoto).
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Dernier exemple intéressant : un extrait d’interview du romancier et programmateur indien Vikram Chandra sur son rapport à la poésie et au codage : « Dans les deux cas, vous utilisez le langage, vous écrivez quelque chose et vous réalisez que vous pourriez l’écrire mieux, que ça ne fonctionne pas exactement comme vous voulez, donc vous reprenez. Puis vous réalisez que ça pourrait être plus beau, plus élégant : vous enlevez des bouts, vous reprenez. Vous réécrivez et réécrivez et vous composez, petit à petit, au sens architectural. Vous avez de petits blocs d’éléments simples, à partir desquels vous essayez de construire une forme de complexité. »
World War 2.0
« J’essaye de garder mon instinct / déboussolé par l’algorithme.» Comme pour Booba, l’abysse peut sembler profonde face au numérique. Des programmes d’Intelligence Artificielle prévoient nos actes d’achat. Des milliards d’actions sont « vendues » en des micros-secondes par des algorithmes. Google map a réussi ce qu’aucun des grands cartographes du 18ème n’aurait osé rêver. Perdre le contrôle des machines est une peur récurrente dans les films (Matrix, Black Mirror) ou en littérature (Le meilleur des mondes et 1984). Alors, y a-t-il une guerre humanité contre machines ?
Peut-être un jour, mais pas encore. Pour le moment, la guerre semble surtout celle des géants du numérique contre les Etats garants de nos libertés individuelles. Le risque ? Un monde aux échanges globalisés, sans autre pièce d’identité qu’un compte Facebook, sans liberté individuelle mais avec un espace de données personnelles. Les GAFAs tentent de remplacer l’Etat. Soit, chacun ses rêves. Le mien est de remplacer Johnny Hallyday ! Mais pourquoi les Etats ne réagissent pas à la juste mesure et à commencer par la France ? Au temps de Philippe IV, les GAFAs de l’époque – les templiers – furent brûlés sur l’île-au-treille, désormais rattachée à l’île de la cité, à défaut de participer à l’effort fiscal national…
Le confinement aura offert à Instagram, Netflix, Amazon et UberEats un terrain de jeu inestimable, avec des pics d’audience effroyables. Par exemple, UberEats représente désormais 52 milliards de dollars, en hausse de 150% depuis 2020. Eh mercé le corona ! Pendant ce temps, la France ferme ses commerces, cloître les oeuvres d’arts et barricade les tables de restaurant. Pendant ce temps, le gouvernement organise le blocus de sa population, fabrique des zombies-étudiants, incite les familles à ne pas se réunir. Aimons-nous à ce point nous mettre une balle dans le pied ? Nous construisons une autoroute sans péage depuis la Silicon Valley. Avec le risque d’une toute puissance de ces Etats numériques. A quoi correspond la suppression des comptes Twitter/Facebook de Trump, alors président et presque réélu, si ce n’est un coup d’Etat ?
Ce qui se passe actuellement me fait penser à ce passage du livre de science-fiction Dune. Les hommes ont autrefois confié la pensée aux machines dans l’espoir de se libérer ainsi. Mais cela permit seulement à d’autres hommes de les réduire en esclavage, avec l’aide des machines. Le combat ne se fait pas contre les machines mais contre ceux qui les contrôlent. Pour discerner les enjeux de cette nouvelle forme d’exploitation made in USA, je vous recommande la série documentaire Les travailleurs du clic disponible sur Arte. Les premiers épisodes présentent trois métiers du numérique : livreur à vélo, analyste pour la prétendue Intelligence Artificielle et modérateur de contenus sur Facebook. Aucune interaction professionnelle, rupture des “contrats” possible à n’importe quel moment, clauses de secret professionnel, taux horaires rarement au-dessus de 2€ lorsque ces travailleurs “libérés” ont le statut d’auto-entrepreneur (oui oui, même en France). Il y a un mot qui correspond à cela : l’esclavage. Cette forme d’exploitation est invisible puisque de l’autre côté des écrans des consommateurs. Et les syndicats rouillés dans leurs privilèges du code du travail n’ont entamé presqu’aucun groupe de réflexion sur le sujet. La seule organisation proche de s’en être intéressé est la CFDT, mais le projet entamé semble au point mort depuis plusieurs années.
« L’or et le sang de la France coulant par cette plaie, ouverte à son flanc, inguérissable »
C’est bien cette citation de Zola que j’ai envie de hurler lorsque je fixe ce type de vertiges. Pourtant, il ne faudrait surtout pas l’oublier : l’humain a créé la technologie. Des humains dotés de mains vertes d’une nouvelle sorte. Des artisans. D’ailleurs, avant de devenir les bourreaux de notre intimité et réinventer les pires modèles de gestion collective, les GAFAS n’étaient-ils pas de simples artisans -geek dans le grenier ? A méditer !
Une chronique de Baudouin Duchange
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« Le codage : l’artisanat moderne »
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La culture, c’est l’adaptabilité à un milieu et à un moment. C’est la capacité à utiliser les outils (production), les langages (communication), les comportements (vie sociale) locaux pour vivre.
Gaston Kelman – « Je suis noir et je n’aime pas le manioc »