Les disparus du RER A

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Préambule

Le texte que vous avez sous les yeux est un extrait de l’ouvrage intitulé : La fabuleuse histoire des Flyings Dolphins, livre de rétro-anticipation paru en 2052, dans lequel on pouvait lire en quatrième de couverture la phrase du rétro-archéologue Paul Eluard : « Le poète se souvient de l’avenir. »

La fabuleuse histoire des Flyings Dolphins raconte, comme son nom l’indique, l’histoire fabuleuse des Flyings Dolphins. Voici une brève description des Flyings Dolphins telle qu’elle parut en 2041 sur la page Wikipédia du même nom : “or les flyings Dolphins avaient la particularité de pouvoir se métamorphoser. lls pouvaient adopter une apparence humaine, à peu de chose près telle que nous la connaissons aujourd’hui en 2020 ou adopter l’apparence d’un être hybride, une sorte de dauphin avec des ailes et à longues pattes très fines, ainsi qu’une gouverne de direction arrière. Sous cette forme, ils pouvaient aussi bien voler sur terre que nager dans l’air ou marcher dans l’eau et réciproquement, ce qui était éminemment pratique et évidemment très amusant. Sous leur forme humaine, ils portaient tous des vêtements singulièrement différents, très bien ajustés, dans des tissus de grande qualité et de couleurs très vives qui sautaient littéralement aux yeux. Les Flyings Dolphins étaient particulièrement drôles et avaient pour mission d’insinuer la joie et la liberté dans les replis interstitiels de la réalité.”

 

Eléments de linguistique préparatoires et complémentaires

Cérémonie de fin d’études

 

Les rangs des flying Dolphins, (qui n’en étaient pas ; car il n’y avait pas à proprement parlé de rang chez les Flying Dolphins. Pas de rangs d’oignons, ni de rangs de chaises bien ordonnées, pas de rang ni de ranking, de classements internationaux des meilleurs business schools ; ces notions avaient été balayées d’un grand rire libérateur. On préférait à la notion de rang, celle du placement juste, le rakoon, l’art de se trouver à la bonne place au bon moment. Si les chaises devaient pour cela être alignées, on les alignait mais on ne parlait pas de rang. Il n’y avait pas à se mettre dans le rang. Il y avait à veiller à son rakoon.). Notez combien notre langage structure notre pensée et combien il est important de modifier le langage à mesure que la réalité évolue. Ou peut-être même le langage précède-il la transformation du réel. Ou plus exactement : peut-être  le langage est-il un élément précurseur de la transformation du réel. 

 

Scène 1 – La défense, 134ème étage, bureau 47B. 

La Défense

 

Je recommence. Le nombre de Flying Dolphins connut une recrudescence soudaine et significative  durant l’épisode présenté sous le nom des “disparus du RER A”. Le 16 février 2017 fut enregistré dans les registres informatiques de l’ensemble des tours de la Défense un taux d’absentéisme record et spontané : 

– Isabelle n’est pas là ce matin ? 

– Non.

– Elle a prévenu.

– Je crois pas.

 – Ca ne lui ressemble pas. Vous avez essayé de la joindre sur son portable.

– Pas encore.

(Elle compose son numéro)

– Appelez-là.

– Messagerie. 

– Laissez un message. 

– Allo Isabelle, c’est Christine. Je t’appelle parce que… tu n’es pas au bureau. Je voulais savoir si tout allait bien. Merci de nous tenir au courant. Voilà. Je lui ai laissé un message.

– Merci. Bon tenez moi au courant. 

Où  était Isabelle ? Et où étaient ces 3652 salariés qui ne s’étaient pas présentés au bureau ce matin ? Car ils étaient 3652. L’histoire va nous le dire.

 

We don’t all live in a yellow RER

Ce matin du 16 février, comme à son habitude, le quai du RER A était archi-bondé. La voix délicate d’une prestataire de service à bout de nerf susurrait dans les hauts parleurs saturés le doux refrain des usagers : « veuillez ne pas gêner la fermeture des portes, veuillez ne pas gêner la fermeture des portes s’il vous plaît. Merci de vous avancer dans les wagons. »

Isabelle, cadre dynamique dans une entreprise de matériel de nettoyage BtoB, qui n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, tenait bon. Lorsque le train ZAKU fit irruption à la station Les Halles, elle était fermement résolue à y trouver une place bon gré mal gré. Elle se plaça à l’endroit stratégiquement stratégique – elle avait eu le temps de l’étudier depuis 10 ans qu’elle empruntait quotidiennement ce trajet – devant lequel la porte du train devait normalement s’ouvrir. Elle tenait son livre électronique en main pour ne pas perdre de temps sur la lecture quotidienne de son roman de management appliqué, et  son sac à mains placé de manière aérodynamique le long de son corps pour éviter tout accrochage à la montée. Le train approchait. Tout était en ordre. Il ne devait pas y avoir de surprise. Ce Zaku, elle l’aurait. Rien ne pourrait l’en empêcher. 

Le train s’arrêta. Le clignotant s’alluma. Le  flot d’usagers du train se déversa sur le quai. Dans 5 secondes, ce serait à elle. Elle était en première position sur le quai. Elle aurait  ses trente centimètres carré d’espace vital pour rejoindre la Défense, et peut-être même une place assise à l’étage avec un peu de chance car elle se faufilerait vite dans l’escalier ; c’était SON plaisir du matin de monter à l’étage, ca avait un côté exceptionnel, peut être un côté un peu bus anglais à deux étages, une sorte d’exotisme, enfin quelque chose… et elle aurait peut être sa place ce matin à l’étage du Rer Zaku… 3, 2, 1. Faux départ. Isabelle vacilla. Son pied glissa sur la bande de sécurité en braille. Sa cheville dévissa. Elle eut mal. Elle contient un petit cri. Elle était déjà prête à remonter sur la piste malgré une entorse naissante. Mais il était déjà trop tard. Ses concurrents ne lui donneraient pas une deuxième chance. Ca y est, elle était en train de se faire passer devant par une meute de cadres enragés. 

 

FAILLE SISMIQUE

DANS LE SYSTÈME NEURONAL

FAILLITE DES MÉCANISMES DE 

CONTRÔLE

 

Faille

 

FAILLITE FAILLITE FAILLITE DU SYSTÈME NERVEUX CENTRAL.

Let it be, ô let it be

Partition des beatles

 

Et soudain l’envie de lutter l’abandonna. En un instant, l’idée de se battre pour entrer dans ce Rer lui parut absurde. Grotesque. Et la métaphore fila et l’absurdité se répandit comme une traînée de poudre en elle.  L’idée d’aller travailler ce matin lui parut absurde. L’idée de retourner au bureau le lendemain lui parut absurde et il ne fallut pas plus de 10 millisecondes pour que l’idée même d’aller retravailler un jour dans sa tour à la Défense lui paraisse désormais absurde. 

– Pourquoi est ce que je fais ce que je fais  ? La question fusa depuis la zone reptilienne de son cerveau et vint mitrailler les parois du cortex et du néo-cortex.  Alerte maximale : cette idée ne devait jamais remonter la surface du conscient.  Jamais. 

– C’est trop dangereux Général ! Elle est en train de péter un plomb !
Nom d’une pipe en bambou recyclé,  faites quelque chose bande d’incapables. Arrêtez l’hémorragie ou elle va nous claquer entre les doigts. »

Bip Bip Bip

– Qu’est ce qui se passe ? 

– On a perdu son signalement sur le radar. Nous sommes foutus Général… 

Le train Zaku s’éloigna. La fournée d’usagers suivante s’amassait déjà sur le quai. Isabelle rassembla les quelques forces qui lui restaient pour s’écarter de la bordure du quai et se replia sur les bancs de la station. Elle s’assit un instant. Prit une respiration. Jeta un œil sur son livre électronique. Elle lut le titre du chapitre 12 : les métiers du chiffre 2.0. De plus en plus experts, de moins en moins comptables, et résolument numériques ! Elle eut un haut le cœur et vomit.  

 

I am free, like a river…

 

Jusqu’à présent, le vomi était pour elle  l’expression même de la crasse humaine. De la souillure émotionnelle. A bien y réfléchir, si elle s’était lancée dans cette carrière dans les produits de nettoyage pour collectivités, c’était sans nul doute à cause de l’expérience terrestre du vomi. La dernière fois qu’elle avait vomi, elle avait 11 ans, et elle s’était promis de ne jamais se souvenir de ce jour, et surtout de ne jamais plus vomir pour ne plus jamais se souvenir de ce jour. Tout devait être nickel et elle vendrait tous les produits de nettoyage nécessaires pour que ça le soit ; et maintenant elle se trouvait nez à nez avec sa bile étalée au grand jour. Qu’allait il se passer ? 

Etonnamment elle n’eut pas de réaction de rejet. Au contraire même, Isabelle s’abandonna à la curiosité et plongea dans une profonde méditation au dessus de la mare d’acides gastriques. L’odeur ne la gênait pas. Elle lui était plutôt agréable. Elle ne ressentit aucun sentiment de honte non plus. Elle était en apesanteur et quand finalement elle releva la tête, personne n’avait encore pris cas de son malaise, elle se retourna vers son voisin, la bouche toute cernée de bile et s’écria dans un grand sourire :

JE SUIS LIBRE.

L’homme fit une moue dégoûtée. S’écarta un peu, ce qui n’eut pas l’effet de décourager Isabelle au contraire. Elle se leva et reprit d’une voix toujours plus forte : Je suis libre. Je suis libre. Je suis libre…

Car elle se sentait profondément libre. L’allégresse d’Isabelle était telle qu’elle aimanta une troupe de Flying Dolphins qui ,franchirent la paroi d’un écran vidéo  publicitaire. Bien qu’elle n’en eût jamais vu de manière consciente, Isabelle reconnut les Flying Dolphins immédiatement – car la plupart des humains connaissent les FLying Dolphins de toute éternité et quand ils croient les rencontrer pour la première fois, en réalité, ils ne font que se souvenir de leur existence. 

– Je suis libre, leur dit-elle en laissant éclater sa joie.

– Félicitations, répondirent en chœur les Flying Dolphins. Ils étaient une dizaine. Chantons.

– Isabelle entonna une chanson de circonstance : I am free, like a river…de Stevie Wonder.

– Et les Flying Dolphins reprirent de plus belle.

Les usagers commencèrent à prêter attention à Isabelle. Ils ne voyaient pas encore les FLying Dolphins, mais ils furent bientôt subjugués par la joie qui émanait de cette femme. Un champ de sourires éclot sur les visages des femmes et des hommes qui croisaient son passage. 

Isabelle se mit en marche, remonta les escaliers roulants en chantant I am free, et un cortège de femmes et d’hommes s’agrégea derrière elle. Ils n’iraient pas au travail ce matin. Ni les jours d’après. Ils pouvaient à présent détecter la présence des Flying Dolphins. Ils étaient 3652 et la Défense n’eut plus jamais de nouvelle d’eux. Ils étaient les disparus du RER A.

 

La défense, 134ème étage, bureau 47B

– Vous croyez qu’elle va revenir Isabelle.

– Mais oui…

– Ca fait combien de temps qu’elle est partie ?

– 2 ans, 245 jours, 13 heures et 16 minutes.

– Ah quand même.

(Une autre femme entre, c’est Jeanne)

– Christine, y a une carte d’Isabelle au courrier.

– Donnez-moi ça. Chères toutes et tous, je suis heureuse et libre. Je vis à l’ère des rêves en compagnie des Flying Dolphins, je vous aime. Prenez soin de vous. Soyez libres.

– Je crois qu’elle reviendra pas…

– Ne dites pas ça Virginie. Voyons. Un jour on lui manquera et elle…reviendra.

 – Christine Je vais y Aller.

– Oui vous avez raison reprenons le travail. 

– Non, non mais je… je vais rejoindre Isabelle.

– Comment…

 – Je suis libre.

– Non Jeanne non pas vous.

– Moi aussi Christine, j’y vais.

(Elles partent en explosant de rire)

– Vous le regretterez… Amèrement… Très certainement.

 

Michaël Benoit Delfini

 

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