Rares sont les sujets qui mettent tout le monde d’accord. Il en existe pourtant un ces dernières semaines qui réunit aussi bien le spécialiste en histoire de l’art, l’imbécile docile, l’amateur averti et les ratés d’Instagram : Pierre Soulages.
Peintre de l’abstrait, il nous offre ce dont nous rêvons tous : des tableaux impeccables, des concepts artistiques séduisants et un objet de travail fascinant appelé « l’outrenoir ». Résultat : une exposition au Louvre. L’apothéose pour un peintre ! Ou pour une momie. En effet, qu’on apprécie ou non son travail, on se demande l’intérêt pour notre millénaire de créer une gigantesque exposition sur un artiste centenaire né à l’époque du dadaïsme et de l’art nouveau. La peinture du XXIème siècle n’a-t-elle plus rien à dire ? Est-elle morte ?
La nécessité d’exprimer l’existence contemporaine
Sur Instagram, le hashtag Pierre Soulages est partagé dans 22,8 millions de publications. Ahurissant. Je suis d’autant plus surpris que sa peinture est, pour moi, hors propos au XXIème.
Je m’explique.
Dans différentes chroniques d’art, Joris-Karl Huysmans (Écrit sur l’art, Editions Flammarion) développe une certaine vision de la peinture. Pour lui, l’art doit « s’attaquer à l’existence contemporaine » afin d’aider les âmes en « quête de vérité et de vie ». Huysmans insiste sur la nécessité de réaliser des oeuvres modernes. Traduction : un artiste doit exprimer le quotidien dans des toiles réelles et personnelles. Le terme « réel » ne doit pas être compris comme une reproduction exacte de la réalité. Autrement c’est une photo insipide et sans originalité sortie tout droit d’un photomaton, ce qui est l’opposé de l’art. Non, peindre le réel c’est s’inspirer de ce qui crée la vie. On ne peint pas de la même manière un arbre sec et isolé du jardin du Luxembourg et un chêne flamboyant de campagne. La lumière n’est pas la même, et la vie qui s’en dégage ne peut pas être exprimée de façon similaire. L’idée de Huysmans est donc d’utiliser l’art comme témoin de son époque pour la rendre vivante à travers le souffle de la peinture.
Pour cela, l’artiste ne peut se contenter de copier les techniques passées pour faire semblant de peindre le présent. « A quoi bon, en effet, ramasser ces milliers d’enseignes qui continuent avec persistance tous les ressassages, toutes les routines, ancrés dans les pauvres cervelles de nos praticiens, de pères en fils et d’élèves en élèves, depuis des siècles ? » peut-on lire dans sa Chronique d’exposition Le Salon officiel en 1880 (à retrouver intégralement ici). Avec lui, les « mauvais » artistes sont des ouvriers maniant habillement la truelle mais incapables d’élever l’âme vers les questionnements auxquels elle aspire. Incapables d’être des artistes, en somme.
Qu’aurait pensé Huysmans de Soulages ? A mon avis, il regretterait l’inadéquation du peintre de l’outrenoir au XXIème. Peindre le noir, c’est peindre l’âme humaine telle qu’elle est : ni bonne ni mauvaise, mais un balancement hésitant entre les deux. C’est tout le résumé du XXème siècle déchiré entre la paix puis la guerre, le manque (deux guerres mondiales) puis les périodes de profusion (belle époque, 30 glorieuses), l’Est et l’Ouest… Les peintures de Soulages sont autant bipolaires que l’a été la fin du deuxième millénaire. Seulement, le dualisme existentiel a disparu au XXIème siècle. Aujourd’hui, tout est flou et mélangé. Les frontières sont abolies tandis que les genres et identités sexuelles se confondent toujours plus. Même la politique et la musique subissent les conséquences de cette fusion du yin et du yang ! Internet a porté en étendard ce flou multi-culturel.
Quoiqu’il en soit, aucun peintre ne me vient à l’esprit lorsque je pense au XXIème siècle. Quelques grossiers installateurs tentent bien de revendiquer ce statut, mais le sens qu’ils souhaitent donner à leurs projets ne suffit que rarement à procurer l’émotion nécessaire pour les qualifier d’oeuvres.
Parler à son époque
Pour survivre, l’art doit s’adapter et parler à son temps. A l’image des amants qui cherchent à se comprendre pour mieux communiquer, l’artiste ne peut ignorer les évolution contemporaines. C’est tout le problème de la poésie, par exemple.
Depuis Rimbaud, Apollinaire et Baudelaire, combien de poètes ont révolutionné le monde ? Aucun. Dans Le temps des assassins, Henry Miller déplore l’inattention portée aux résidents des tours d’ivoire et, à ce titre, pronostique la fin de l’humanité. Le coronavirus est-il une réponse à notre insensibilité à la poésie ?
Car, oui la poésie est morte ! Elle n’a plus de public puisque nous ne sommes plus éduqués à l’apprécier et, surtout, elle a trouvé son apogée à la fin du XIXème siècle. Exactement comme l’opéra qui a vécu à la fois l’extase et la mort avec Wagner. Déjà au sommet, la poésie “traditionnelle” ne peut aller plus loin.
Mais l’essence de l’art est de s’adapter. De mon point de vue, la poésie a évolué dans le cinéma. C’est en tout cas dans les films que je retrouve le goût de la liberté rageuse (par exemple la scène finale des Quatre Cents Coups de Truffaut), l’importance des rêves (Si tu tends l’oreille de Yoshifumi Kondo du Studio Ghibli) ou encore la finesse des sentiments insinués (In the Mood for Love de Wong Kar-wai). Poète n’est pas un métier, c’est une manière de percevoir la vie. Faire de la poésie n’est pas écrire, c’est s’exprimer par n’importe quel moyen. La poésie est une langue morte redevenue vivante grâce au cinéma. C’est tout l’enjeu aujourd’hui de la peinture : s’adapter ou bien être remplacée.
Conclusion
J’ai bien plus de plaisir à découvrir une pochette d’album de JUL qu’un tableau de Soulages. Non pas pour les talents esthétiques de la communication de l’O.V.N.I marseillais, mais parce qu’elles me parlent en tant qu’enfant du XXIème siècle. Aussi kitsch soient-elles, je peux y identifier les symboles de ce qui constitue aujourd’hui un jeune français vivant au troisième millénaire.
Alors à se demander si la peinture est morte, oui je le pense. Mais pas l’art. Vivement qu’un artiste sache se l’approprier. Et, à l’image de Soulages pour le siècle dernier, qu’il comprenne aussi bien notre époque et la représente à travers le moyen qu’il jugera opportun pour l’exprimer.
Et toi ami lecteur, qu’en penses-tu ? N’hésite pas à mettre ton avis en commentaire ou sur les réseaux sociaux ! C’est toujours un plaisir d’échanger 🙂
Photo de couverture : Rimbaud en jean, par Ernest Pignon Ernest
4 comments
Oui, l’exposition du Louvre aura été un homicide pour Soulages (ou un enterrement de première classe, une momification) et d’abord à cause de la « consécration » qu’elle représente. Non que je pense, comme vous le dites très bien de votre point de vue, que son esthétique serait absolument périmée. Mais parce que le type d’art abstrait qu’il a incarné et cette force de la monochromie érigée en système sont aujourd’hui tellement banals et métabolisés par la marchandisation de la culture que la seule prouesse dont il est désormais capable c’est de fournir l’occasion d’un supplément du Figaro Magazine à une bourgeoisie inculte qui se croit moderne et audacieuse parce qu’elle parvient enfin à aimer autre chose que les scènes de chasse et les portraits de famille qui ornent ses salons.
Ah, si notre pauvre Huysmans revenait sur terre, quels beaux « éreintements » pourrait-il produire dans ses chroniques d’exposition. Néanmoins, JUL lui ferait peut-être manger sa barbe !
Bonjour,
Je pense que dans l’art, il y a de la place pour tous…on apprécie ou pas.
Personnellement, Soulages n’est pas mon emotion, mais il a le mérite d’exister pour interroger et peut-être rendre encore plus visible d’autres styles d’art…par contre, il faudrait aussi laisser de la place pour rendre visible tous les « chefs d’oeuvres » des anonymes qui n’ont pas les réseaux, il me semble essentiel d’élever l’art et la poésie à sa juste valeur (surtout dans nos periodes si difficiles), de le rendre accessible à tous, au lieu d’en faire un commerce spéculatif pour quelques pseudos intellectuels oubien de le considérer comme futil et sans intérêt parce jugé « trop émotif « ou « décalé par notre economie.
L’art, et la poésie restent pourtant les gardes fous et les garants de notre éternité et de notre humanité.
J’aime Soulages, je le prends comme il est, j’admire l’oeuvre, et la vitalité de ce monsieur…peut-être est-ce suffisant?