“La rapidité est l’essence même de la guerre.” Sun Tzu
C’est samedi matin, je me lève avec le sentiment que la bonne fortune est à ma porte. Hier c’était Friday, le black day qu’on annonce déjà depuis quelques semaines dans les slogans publicitaires. Il est temps de faire des affaires, alors que le prix de la vie quotidienne ne cesse de grimper. En me connectant sur Amazon je vois une ribambelle de produits IT clignoter comme des sapins de Noël. Des montres connectées à -20%, des écouteurs sans fils à -35%, un iPhone 16 – dernier bijou de la white Apple – à … -50% !!
L’excitation grimpe, je clique à toute vitesse, les mains moites, car l’annonce est chronométrée. “Plus que 4 appareils disponibles”. Le prix : 600€ : imbattable. C’est quand même la moitié de ce que je gagne en un mois. Interrogation rapide, le temps presse. Au pire je le vendrai au même prix dans quelques mois si les temps sont durs, ou je revendrai mon iPhone 12. Pas le temps de regarder en détail les caractéristiques mais c’est iPhone : qui a déjà été déçu avec un iPhone ? Et pour 600€ quoi… Moins cher que mon dernier téléphone il y a 3 ans ! J’ajoute à mon panier.
Un délicieux sentiment de vertige au creux du ventre. Allongé sur mon lit, je secoue les pieds de plaisir. Vient le moment de payer. Ce n’est pas raisonnable et en même temps, c’est l’outil que j’utilise le plus. Le doute est la vertu des mollassons. C’est décidé, j’achète ! Pourvu qu’il en reste encore… “Veuillez rentrer vos identifiants bancaires”. Mince, d’habitude sur Amazon en 2 clics c’est plié ! Une pop-up apparaît : “il ne reste plus qu’un téléphone en vente”. Une goutte de sueur perle sur mon front, je respire par la bouche, à grandes bouffées. Où ai-je bien pu mettre mon portefeuille ?? Dans la cuisine ! Je saute du lit, comme un chevreuil devant les phares d’un Nissan Qashqai, emportant dans ma course le fil de mon chargeur et mon ordinateur qui s’écrase sur le sol. Ecran noir, fin de partie.
“Le succès c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme.” Winston Churchill
Il aura fallu 30 minutes à l’ingénieur raté que je suis pour redémarrer ma machine. Plus d’iPhone sur Amazon. S’ensuit un profond sentiment de lassitude.
Allongé sur mon lit, je regarde le ciel bleu de ce début d’hiver, et déambule sur Youtube. Attiré par la sérénité du panda, je lance un documentaire Arte et apprends que 60% des animaux sauvages ont disparu en moins de 40 ans. Quelques minutes plus tard, alors que la caméra survole une forêt primaire, rebelote : L’humanité détruit 10 millions d’hectares de forêt chaque année, l’équivalent de la superficie du Portugal. C’est désagréable d’être mis – d’autant plus un samedi matin – face aux embivalenses de l’intelligence Homo sapiens. A quoi bon inventer des iPhones 16 si l’on n’arrive pas à préserver ce que l’on a pas besoin d’inventer ? Réflexion trotskiste ? Anti-capitaliste ? Ou éclair de lucidité dans un écosystème où la démographie des spots publicitaires surpasse celle des bonobos ? Les images d’une montagne d’habits triés par des enfants dans une décharge à Manille finissent par transformer mon excitation matinale en une fulgurante envie de vomir. Comment se fait-il que l’achat d’un téléphone – alors que j’en ai déjà un – me procurait pareil plaisir ? Les conséquences de notre consommation débridée, nous les connaissons plus ou moins tous. Plastique dans l’océan, déforestation, travail indécent, destruction du vivant… Mais pourquoi je continue à traîner sur Amazon pendant le Black Friday ?
La Black Lodge
Avant de commencer un procès au consommateur égoïste que je suis, il faut différencier envie et besoin. J’ai envie d’un nouveau téléphone, mais je n’en ai pas vraiment besoin. Mon iPhone 12 fonctionne toujours. La batterie fait un peu des siennes, je dois supprimer quelques photos pour alléger la mémoire mais rien au-delà d’un entretien élémentaire.
Alors d’où vient ce désir, ces papillons dans le ventre, ce sentiment de toute puissance en mettant un nouvel iPhone dans mon panier ?
En regardant la communication autour du smartphone, je découvre ces “avantages clés” :
- Technologie de pointe : Je suis ni directeur des services secrets ni chercheur en intelligence artificielle, à quoi bon avoir entre les mains un outil de pointe pour traîner sur Instagram, jouer à Candy Crush et envoyer des emails ?
- Expérience photographique exceptionnelle : Outre le fait que je n’utilise que très rarement les photos prises avec mon téléphone, quel est l’intérêt d’avoir toujours plus de pixels ? J’ai l’impression qu’on me fait croire que je suis un artiste car j’ai entre les moins en appareil photos 48 MégaPixels et vidéo 4K. Henri Cartier-Bresson et Robert Capa utilisaient des appareils argentiques avec une résolution entre 12 et 20 mégapixels, parfaitement suffisant pour illustrer nos livres d’Histoire.
- Design raffiné et durable : “il résiste à l’humidité et la poussière” m’apprend t-on sur le site internet. Avoir un téléphone qui résiste à la poussière c’est comme avoir une voiture qui résiste au vent et au soleil… Sérieusement ?
Conclusion : Dans un quotidien où tout semble déjà aller trop vite – l’information, nos objectifs professionnels jusqu’à la destruction du vivant – Apple nous propose d’accélérer. Toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus loin mais pour aller où ?
S’ajoute aux arguments technologiques le sentiment qu’en étant utilisateur Apple, on entre dans la catégorie des gens qui réussissent, des winners. Le désir est toujours désir d’être ! Avoir un iPhone ou une Rolex, cela montre un relatif pouvoir d’achat, une possible cupidité, certaines priorités voire un intérêt pour la technologie ou la mécanique. Pourtant ces objets représentent l’archétype de la réussite. N’y a-t-il pas des indicateurs plus pertinents ? La publicité nous hurle dans les oreilles ce que nous ne sommes vraisemblablement pas capables de comprendre par nous-même pour une excellente raison : c’est complètement stupide. Reprenons la liberté de choisir nos modèles.
A qui profite le crime ?
S’il fallait résumer la partie précédente je dirai qu’acheter un iPhone me donne l’impression d’être le bonne poire d’un système qui profite de ma naïveté. On me prend pour un lampadaire.
Je me lance sur internet pour mener l’enquête. Après quelques recherches, je comprends qu’acheter un iPhone, cela profite surtout :
- à Apple, qui réalise un bénéfice de 23 milliards d’euros en 2023, avec une optimisation fiscale (comme dirait la droite) ou fraude fiscale (comme dirait la gauche) permettant de payer un minimum d’impôt en France ;
- Aux Américains, qui continuent à conquérir le monde avec leurs culture et leurs investissements (environ 40% du CAC 40 est détenu par des investisseurs étrangers, dont une large part provient des États-Unis) ;
- Aux mines des terres rares, matériaux indispensables à la création des iPhones, principalement situées en République Démocratique du Congo et en Chine, souvent épinglées à des conditions de travail indécentes y compris le travail des enfants.
iPhone 16. Si je ne m’étais pas pris les pieds dans le tapis tu serais dans ma poche. Il est fou de réaliser à quel point l’acte d’achat est une décision émotionnelle rapide et à l’ombre de tout raisonnement global. A l’ombre, c’est ça le Black Friday. Le vendredi noir où le plus rapide aura la meilleur promotion. La chasse aux pigeons où je fais un beau volatile.
Mais est-ce mon devoir de consommateur de passer le samedi matin à enquêter pour savoir si mon achat est légitime ? Amazon m’aide bien à trouver le produit le moins cher, le mieux noté, et si nous pouvions trier le catalogue par “respect du vivant” (environnements, salariés, fournisseurs, etc.) ? C’est ce que proposait Sylvain Waserman, président de l’ADEME à Frédéric Duval, président de Amazon France. De nombreuses méthodes de calculs existent, c’est donc un choix politique.
Consommer moins pour vivre plus !
« Donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer celles que je peux changer et la sagesse de distinguer les premières des secondes. » Marc-Aurèle
Alors que puis-je faire ? Vous l’avez compris, l’iPhone 16 dans cet article est comme le panda pour la cause animale : un étendard afin de pointer du doigt une situation alarmante. Nous succombons aux sirènes de la consommation, tombons dans un système qui sur le dos de nos rêves et notre portefeuille se gonfle la panse jusqu’à vomir chaque année de nouveaux produits dont on peine à voir la différence, mais qu’on achète quand même.
Et si nous retrouvions le contrôle de notre consommation ? Ecrivons notre manifeste, guide, pamphlet, anti-sèche, aide à l’achat. À garder sur son téléphone, à se tatouer sur le bras. Il parait que le consommateur est Roi, depuis quand le Roi n’a que 5 minutes pour acheter un iPhone ?
Ce manifeste, c’est un choix personnel. Chacun ses besoins, ses priorités, ses désirs. N’hésitez pas à me partager le vôtre en commentaire, en attendant voici le mien :
Romain Mailliu
6 comments
:-)) faire du drôle avec du pas drôle, voilà le talent !
Merci beaucoup Annie 🙂
Splendide article, bravo ! Il faut en faire un film ? Un documentaire ?
Un film sur le Made In France ? Je signe !
Et un iPhone SE, reconditionné via Back Market ? Excellente alternative à l’Amazone.
C’est en effet une Amaz(on)ing alternative !