Pendant un an, Guillaume a couru les routes jusqu’en Inde orientale, avec sa vieille moto capricieuse. Sur le chemin du retour, il a passé un mois dans l’Afghanistan des talibans, ce qu’il raconte dans cette série d’articles pour Prend Ta Dose. Celui-ci en est le cinquième volet.
Par ici pour découvrir l’épisode précédent.
La nuit tombe tôt sous ces latitudes, même en été. A cinq heures le soleil éclate derrière les vitres sans volets, interrompant souvent mon sommeil agité, et dès dix-huit heures l’obscurité éteint une ville qui n’évolue la nuit qu’à tâtons. Kaboul vit désormais sans couvre-feu, et pourtant elle semble hésiter encore à s’attarder dans des rues noyées de pénombre. Pas d’éclairage public évidemment et seules les échoppes percent la nuit pour orienter les ombres qui glissent dans des rues que je me persuade sûres pour m’éviter une intranquillité inutile.
En Iran, je m’étais demandé souvent la raison de ces jours aux heures insensées. On avait beau s’abriter derrière un arbuste, une dune ou un bout de kalut pour prolonger un peu le sommeil, brûlée de soleil dès quatre heures trente, la tente devenait invivable et on était bien obligé de se résigner à en rester là pour sa nuit et de reprendre la route pour espérer respirer. Je m’étais rapidement convaincu qu’il s’agissait là d’une pirouette pour raccourcir les journées de jeûne du ramadan, et dans ces moments de torpeur matinale je jurais bêtement sur ces fripons de mollahs que je tenais responsables de mes nuits avortées, alors qu’il eût été si simple de se coucher tôt.
A ces heures, plus aucune femme dehors. Flower Street baigne dans le graillon des brochettes de mouton, cuites sur la braise à même la rue, devant des gargotes où elles composent le seul menu de la carte. Plus tard je prendrai l’habitude d’aller le soir dévorer un poulet dans un restaurant toujours vide en bordure du parc Shahr-e Naw. J’y allais pour la seule raison que le patron se trouvait être un de ces racés Afghans du plus beau spécimen. Sous la lumière trop vive des néons, derrière une longue tringle à gros crochets d’où pendent carcasses de moutons, poulets décapités, pièces de bœuf indéfinissables, ses cent trente kilos enfoncés dans des coussins tapissés de grosse laine tissée en nuances de rouge, il désossait, découpait et parait des heures durant, jetant dans de larges bassines de fer les bouts de gras et de viande qui seront ensuite enfilés sur de grandes tiges de métal dans une alternance viande-gras-viande-gras – car ici le gras se mange avec la même avidité que le reste. J’engloutissais ce qui généralement constituait mon seul vrai repas de la journée avec un appétit qui faisait l’admiration du patron. Du coin de l’œil, je scrutais, hypnotisé par sa beauté brute, cette espèce de gros Saturne massif, ce visage aux traits mal piochés enchâssé dans une barbe de patriarche et un pakol gris, qui jouait du couteau dans un univers paradoxal de tapis et sang.
Mais ce soir j’ai rendez-vous pour dîner avec Fahd, franco-marocain qui achève de cocher tous les « stan » sur sa liste avec une dizaine de jours ici. L’un des jeux qu’il a trouvés est de répondre en arabe lorsqu’on l’interpelle, ce qui donne lieu à de nombreuses situations cocasses. La plupart du temps l’interlocuteur lui fait répéter et demeure interdit, gêné, hésitant à répondre qu’il ne comprend pas. Ils semblent en grand tourment intérieur, comme s’ils avaient soudain oublié leur propre langue ou qu’ils cherchaient à reconnaître un personnage d’importance qu’ils avaient vu sur Youtube. Tous connaissent le Coran en arabe, et ils doivent discerner des mots ou des intonations, et pris de court, hésitent à classer ce qu’ils entendent comme langue étrangère, ou à accuser leur oreille de leur jouer soudain des tours. Je verrai plusieurs fois se renouveler la même scène. Cette fois, c’est un groupe de trois gamins pots de colle qui en font les frais, et qui finissent par s’éloigner à reculons, l’air interdit, idiot.
Repus, nous sortons du restaurant, et alors que nous passons en revue les deux trois seules options qui s’offrent pour poursuivre la soirée dans ce pays sévère sans vie nocturne : rentrer chez soi ou aller boire un thé, un type déboule d’un 4×4 noir pour acheter des cigarettes au vendeur ambulant campé juste à notre gauche. Entendant notre français, il nous aborde. Where are you from, etc. Les présentations ne sont pas finies qu’il nous invite à le rejoindre dans sa voiture, et nous le suivons ravis de pouvoir nous faire des amis d’ici. A l’intérieur, deux autres gars nous accueillent. French ?! Maroccan ?!, et c’est comme un mot de passe, nous sommes déjà copains, la Toyota file sur le boulevard. Pour eux, ces occasions sont rares, et surexcités, ils se mettent en tête de nous servir de guide pour nous faire voir leur ville, et surtout nous y faire passer du bon temps. Premier stop : le meilleur glacier de Kaboul. Tournée à la main dans des seaux plongés dans de la glace pilée, la glace traditionnelle, sheer yakh, pâteuse, au fort goût de lait, ordinairement parfumée à la vanille et la cardamome, parfois à l’eau de rose, et, à la saison, délicatement roulée dans des éclats de pistache, est une institution au goût d’allégresse.
Aucun des trois ne travaille plus. Fazlullah a hérité de l’entreprise familiale de construction. Les affaires sont à l’arrêt depuis deux ans, mais il a quelques contacts aux bons endroits, et il est confiant. D’ici quelques mois des projets devraient lui être attribués. Et puis la famille a des réserves. Ahmad était employé par une agence de l’ONU, qui s’est depuis retirée du pays. Devant l’ancienne résidence présidentielle, Hasan nous explique qu’il travaillait là, conseiller pour l’ancien président en exil Ashraf Ghani, lequel s’est envolé vers l’Ouzbékistan quelques heures avant que le palais ne soit pris d’assaut par les talibans, évitant de justesse le sort qui fut réservé à Najibullah vingt-cinq ans plus tôt. Un peu plus loin, il nous montre la prison où il fut détenu plusieurs mois. La première explication qu’il donne est que les talibans punissaient là un ennemi politique. Les autres rient, démentent, et nous donnent une version bien différente : il s’y est retrouvé pour une histoire de fesses. En fouillant son portable lors d’un interrogatoire, ils tombèrent sur les photos qui chroniquaient son immoralité. Libertin endurci, comme ses compères, il finit par admettre cette version, et entame un panégyrique sur les Ouzbèkes et la légèreté de leurs mœurs. Il tire son portable de sa poche et nous montre une vidéo où on le voit en plein acte avec une jeune fille, dont il nous fait ensuite voir des photos, s’enquérant de notre avis sur ses charmes. S’en suit le récit de ses exploits, contés avec la précision d’un procès-verbal. L’amour avec sa femme l’ennuie, car on ne s’unit avec son épouse que dans l’observance des règles strictes de la décence, qui ôtent tout sel, et il doit chercher dans des filles de passage la satisfaction de ses désirs. Charia ou pas, il m’assure qu’il les lève sans peine et ne paie jamais. Elles passent généralement de l’un à l’autre dans la soirée, sans rechigner, prétend-il. Il ne dissipera pas ma perplexité devant ces affirmations, je suis convaincu qu’il ne me dit pas tout. Elles risquent gros – assez de coups de fouets pour tuer un bœuf, le déshonneur et le bannissement par la famille, l’impossibilité de trouver un mari, … la mort sans doute – à ces pratiques illégales au regard de la loi islamique.
Roulons vers le nord-ouest. Grands hôtels, wedding halls, brûlant de tous leurs feux sur une mer d’ombre. Nous nous garons derrière l’un de ces gros paquebots, dressé avec prétention, parking discret surveillé par un gardien armé d’un pistolet mitrailleur. Fazlullah vide le tabac d’une cigarette, le mélange à du haschich et rebourre le tout dans le papier. A chaque bouffée les visages s’illuminent au brasillement du foyer, fantasmagoriques masques grecs arrachés à la nuit. Regrets des anciens temps. Des temps où quelques privilégiés, dont ils étaient, pouvaient s’agiter la nuit dans les quelques boîtes de la ville. Elles étaient réservées aux Occidentaux, expatriés, travailleurs d’ONG, journalistes ou diplomates, mais le dessus du panier de la société locale avait aussi ses entrées et pouvait y boire de l’alcool dans ce pays qui l’interdisait.
Ramollis, nous remontons en voiture. J’ai déjà vécu ça : dans ces sociétés traditionnelles la voiture constitue le seul espace de liberté, loin du foyer, de ses obligations et ses contraintes, et les hommes roulent roulent roulent comme de fous dans des pérégrinations insensées, pour passer le temps et oublier qu’ils n’ont nulle part où aller. Tristesse de ne pas même pouvoir se perdre. Mais lentement je l’oublie, j’oublie ça et tout ce que je sais d’autre pour m’enfoncer dans un coton moelleux. Je n’entends rien plus que le beat de la musique et suis oscillations et battements comme un catamaran démâté s’abandonne aux trémolos de l’océan. Les rares lumières chatouillent voluptueusement mes yeux, et tout mon crâne en frissonne. A chaque checkpoint, les sentinelles balaient la voiture de leurs lampes torches, faisceaux de phares qui ne pointent que mon naufrage et ne sauvent d’aucune perdition. Les salamalecs assourdis me parviennent de très loin. Souris-je ou ne souris-je pas à ces hommes armés sur un qui-vive permanent, cela n’a plus aucune importance. Nous roulons d’un bout à l’autre de la ville, sur de grands boulevards amorphes. Où mène, si ce n’est au point zéro des regrets, ce grand défilé de béton encastré entre les murailles des T-Walls, qui s’entortille au cœur de la ville ? A gauche, Mikrorayon, le quartier résidentiel construit par les soviétiques entre les années 60 et 80, étend ses blocks standardisés, ses squares plantés d’arbres maladifs et ses balançoires rouillées, et c’est encore un grand saut géographique comme si, brûlant le pavé d’un monde labyrinthique, la Toyota avait fait un crochet dans l’une de ces républiques où flottait dans un vent de misère le drapeau rouge oré de la faucille et du marteau, mais que, pris de folie, l’architecte de ce monde bancal y plaça – délire ou ignorance – des barbus enturbannés vêtus comme des fantômes de longues chemises flottantes, en lieu et place des camarades grelottants pelotonnés dans leur feutre et leurs fourrures. Mes yeux se ferment sur une dernière image d’artère déliquescente. Je sens les suspensions du 4×4 qui travaillent maternellement pour me soustraire aux cahots du bitume, et m’enveloppent dans une mollesse bienveillante. La réalité lentement s’efface. Quand la voiture s’arrête, cela fait longtemps que nous avons quitté Kaboul pour rouler dans la mélancolie.
Demain, c’est vendredi : jour de repos en Afghanistan. Quoi de mieux qu’une promenade dans Kaboul pour voir tout ce petit monde endimanché, et puis pour oublier qu’on a trop de choses à ne pas penser…!
– A lire au prochain article !
Photo de couverture : Rue de Kaboul la nuit /© Kjetil Palmquist
1 comment
Incroyable… Vous devriez faire un livre avec tous ces articles, c’est grandiose !