Le lévrier, Episode 2 : Amy

par Romain Mailliu
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Cet article est la seconde partie d’une série s’étalant sur plusieurs épisodes. Vous voulez savoir si Norbert retrouve enfin Julie ? Laissez-moi un commentaire ! 

Pour découvrir l’histoire dans l’ordre, commencez par l’épisode 1 ICI

Norbert reprit connaissance sur une table en inox. Une odeur de friture flottait dans l’air et il se dit que son nez fonctionnait plutôt bien, qu’il ne devait pas être cassé. Les cellules de dégrisement ne sentaient pas la frite à Paris : nul doute, les Ecossais étaient un peuple accueillant. En se redressant, il aperçut un homme passer la serpillère. Il comprit qu’il était dans une cuisine. Des couteaux étaient accrochés au mur et deux réfrigérateurs encadraient la porte battante qui devait conduire au bar. Imaginer Julie l’attendre désespérément adossée au comptoir finit de le remettre sur pied. La salle était vide. Déception. La tête lourde mais les épaules droites, Norbert quitta le pub et s’élança dans Edimbourg à la recherche de son AirBnb.

 « On parle souvent des villes écossaises comme hantées, terrifiantes, royaume des fantômes et autres créatures de Satan. Il n’en est rien. Les Ecossais sont de grands gaillards poilus et roux avec des jupes, soufflant dans des trompettes en peau de brebis. » avait écrit dans la journée Norbert dans son carnet de voyage. Pourtant, cette nuit, sur les coups de 3 heures, avec le cri du vent, le crachin de la pluie et les ruelles étroites, il trouvait l’ambiance pesante. Il finit par retrouver son appartement de location et se glissa au lit en prenant soin de ne pas se regarder dans la glace.

Edinburgh Castle and the Nor’ Loch par Alexander Nasmyth (1824)

Le train filait vers Inverness, une ville située sur la côte nord-est de l’Écosse, où la rivière Ness rejoint le Moray Firth.

Toujours aucune nouvelle de Julie. Amy devait le récupérer à la gare à 11h puis l’emmener au château. Cela faisait plus d’un an qu’il n’avait pas vu Amy et quand elle l’accueillit, avec ses yeux rieurs, sa veste en tweed et quelques mots de français, il l’a prise dans ses bras. Amy était sans aucun doute intelligente. On la devinait aussi enclin à l’empathie derrière son tempérament un tantinet machiavélique. Malgré sa taille de criquet, elle avait été le capitaine de l’équipe de Rugby de Cambridge et c’était toujours émouvant de voir son équipe la jeter dans le ciel pour célébrer les victoires. Amy répétait souvent qu’elle ne savait pas s’habiller. Norbert la trouvait pourtant séduisante avec ses pantalons oranges et ses sneakers dépareillés. C’est vrai, Amy n’était pas du style à chiner dans les friperies ou à poser avec ses copines en crop-top dans le photomaton de Urban Outfitter. Disons qu’elle voulait être élégante, sans perdre de temps à le devenir. Peut-on devenir un grand peintre sans avoir plongé son âme pendant des jours dans un tableau de Modigliani ? Norbert n’en savait à peu près rien, outre le fait que Amy n’avait pas la prétention de peintre. Ce qu’il savait, c’est que Amy voulait devenir quelqu’un. Cette ambition, qui la dévorait de l’intérieur, la rendait particulièrement exigeante et par nature rarement satisfaite. Elle avait des yeux bleus, ce qui n’est pas particulièrement original pour une Anglaise mais les siens pouvaient prendre des tons froids et durs, comme ceux des tueurs en série dans Mindhunter, qui avaient toujours rendu Norbert pensif.

Christina par Amedeo Modigliani (1916)

“ Des amis de mes parents sont déjà à Crask ainsi qu’un oncle un peu étrange, qui fait des aller-retours entre la cheminée et la bibliothèque. Tu dormiras dans la chambre qui donne sur le lac, la mienne est juste à côté.” lui annonça Amy 

– A côté à gauche ou à côté à droite lui répondit Norbert, un brin provocateur. 
– A côte en face, avec Chamberlin pour monter la garde répliqua Amy avec son regard de glacier.
– J’irai courir avec Chamberlin demain matin, il me présentera le domaine qu’il doit connaître par coeur, ça te laissera le temps de faire disparaître ses vilaines cernes que tu as sous les yeux ajouta Norbert
– Ton œil droit ressemble à un anus en crise hémorroïdale et Chamberlin doit se dépenser, il lui faut quelqu’un pour fixer le rythme, je viendrai avec vous” répondit Amy. 

Norbert avait un peu oublié son cocard et l’histoire du match de rugby improvisé entre copains fonctionna à merveille. « Amy conduisait le Range Rover le long de la route forestière, qui s’ouvrit sur des collines tapissées de lichen. Le château était là, surplombant un lac.

Ce château, c’était quand même quelque chose. Il avait un petit côté Poudlard, sans le donjon, un petit côté Carcassonne, sans les remparts, un petit côté Chenonceau sans les jardins, un petit côté château finalement. Il se dit qu’on devait au moins pouvoir y loger 50 personnes et c’était à peu près ça. 

Fondé à l’emplacement d’une forteresse du haut Moyen Âge, Crask avait changé de famille plusieurs fois durant les guerres d’indépendance de l’Écosse, le clan Grant – dont Amy tenait sa filiation – en avait fait l’acquisition en 1509. Il avait été abandonné dès le milieu du XVIIe siècle, puis partiellement détruit en 1692 pour éviter son utilisation par les forces jacobites. Au XXe siècle, il avait été rendu aux Grant par la couronne et ils ne l’avaient plus quitté depuis.

James Morrison

Sa chambre donnait en effet sur le lac et il eut la surprise d’y trouver Chamberlin allongé sur le lit, endormi. Il n’osa pas mettre fin à sa sieste et descendit dans le petit salon. Un feu de cheminée crépitait. En Ecosse, les nuits d’été sont des jours d’hiver. Amy le rejoignit. Elle avait troqué sa veste en tweed pour une longue robe fleurie. Ils rattrapèrent le temps en vidant une bouteille de vin blanc. A la chaleur des braises, ils se rappelèrent leur première rencontre, quand Norbert était arrivé à Cambridge pour une année d’échange alors aussi perdu qu’un baleineau dans le désert de Gobi. C’est sur le banc de touche du rugby qu’ils étaient devenus amis, Amy lui apprenant le Cockney rhyming slang – Give me a ring on the dog – Norbert apprenant l’art de la réponse suffisamment ouverte pour donner l’impression qu’il maîtrisait le sujet et suffisamment fermé pour éviter une conversation tout à fait incompréhensible. Ses souvenirs étudiants le mettaient face à la réalité désenchantée : sa carrière d’universitaire reconnu s’éloignait au rythme des entreprises qu’ils vendaient en pièces détachées. 

Parfois les circonstances nous échappent à la mélancolie. Deux jambes maigrichonnes enroulées dans un tapis en laine de mouton apparurent dans l’encadrure de la porte. “You are such a boring couple of teenagers!” s’écria le nouveau venu. Et il continua à leur cracher des mots dans une langue elfique que ni Robert, ni Amy –  pourtant brith depuis au moins 1509 – ne comprirent. Comment deux petites jambes pouvaient-elles supporter un si grand buste ? Il leur tendit ensuite sa fiole de Whisky –  un Old Slow Matured au goût fruité du xérès – qui s’avérait être délicieux. 

“Voici mon oncle Eliott”, expliqua Amy. Eliott s’installa dans un fauteuil et, un livre de poésie à la main, commença à réciter quelques vers dans un français correcte : 

Muscles, morceaux de chair enroulés dans les sangles,
Que la peinture rend marbre, en révélant ses lignes,
Géométrique, trapèze, losange, triangle,
Le corps est notre maladie bénigne. 

Il se pétrit avec le temps,
Et son effluve n’est plus la même,
Parfum de vie, odeur d’enfant,
Fragrance de nuit, arôme de crème. 

En le déposant sur la toile,
Nue comme une none cherchant son voile,
Il nous intrigue, il nous questionne,
Est-ce un sexe, une anemone ? 

N’est-ce pas un peu mortifère,
De voir son ombre sur un tableau,
Comme une momie dans son tombeau,
Un militaire touché, à terre. 

Le corps se sculpte et se défait,
Et rien n’y peuvent mes portraits. 

Norbert et Amy applaudirent, un peu surpris par ce récital inattendu. Eliott, qui avait décidément envie de parler, ajouta dans un anglais plus orthodoxe : 

“C’est une femme qui m’a offert ce livre. Elle devait avoir à peu près votre âge et récitait des poèmes dans le château de mon ami Neil. Vous auriez dû y aller, là-bas les gens savent s’amuser. Il y avait des artistes de toute l’Europe, des peintres, des sculpteurs, des plasticiens et même quelques manouches qui grattaient leurs guitares tel des épileptiques ! Cette femme exposait des peintures avec ses poèmes. Souvent des corps nus, d’hommes, qu’elle faisait se coller à la toile. Un peu comme Yves Klein l’avait fait avec les femmes, avec la particularité que les “mâles” étaient harnachés avec des sangles en cuire comme des canassons. L’ensemble donnait un spectacle saisissant à ne pas mettre dans son salon. Comment s’appelait-elle déjà ? Lucie, ou peut-être bien que non…” et Elliot sorti du livre la carte de visite de l’artiste, qu’il tendit à Norbert. 

Il lu les mots en lettre noire sur le papier canson blanc : 

Julie Kowalski, je suis votre absence d’alternative. 


Cet article est la seconde partie d’un projet s’étalant sur plusieurs épisodes. Vous voulez savoir si Norbert retrouve enfin Julie ? Laissez-nous un commentaire ! 

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