Afghanistan, par les routes : Premières rencontres dans la capitale de l’Émirat (Ep.4)

par Guillaume Godest
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La Grande Mosquée de Kaboul, face à la Green Zone

 

Pendant un an, Guillaume a couru les routes jusqu’en Inde orientale, avec sa vieille moto capricieuse. Sur le chemin du retour, il a passé un mois dans l’Afghanistan des talibans, ce qu’il raconte dans cette série d’articles pour Prend Ta Dose. Celui-ci en est le quatrième volet.

Par ici pour découvrir le premier (Entre deux feux), le deuxième (Traversée interdite) et le troisième (Vers Kaboul) épisode. 

Profession : journalistes – Travailler sous régime islamiste

Le premier Afghan qui m’aborde à Kaboul est journaliste. Chose rare, il n’est pas vêtu à l’afghane. Les talibans premier cru, au pouvoir de 1996 à 2001, avaient interdit aux hommes de se raser la barbe. Le cru nouveau, soucieux de se préserver de l’animosité d’une population majoritairement hostile, n’est pas allé jusque-là, les barbiers restent ouverts, mais ceux qui avaient adopté le pantalon et le T-shirt, symboles de la modernité occidentale, les ont remisés au placard pour revêtir à nouveau le shalwar kameez. Qui s’habille autrement s’attire les soupçons des hommes au pouvoir, et rares sont ceux qui osent cette bravade manifeste. Mubashir travaillait pour la télévision, une des grandes chaînes nationales d’information ; il est désormais sans emploi. Il survit de petits boulots, et correspond avec des médias étrangers, au péril de sa liberté. Plusieurs fois arrêté et interrogé, mais, des menaces – dit-il – il n’a tiré qu’un surplus de détermination. Il n’est pas peu fier de son courage, et lui trouver ce défaut me le rend sympathique. Reporters sans frontières rapporte que la moitié des hommes journalistes et presque toutes les femmes ont été éjectés dans les mois qui suivirent la prise de pouvoir des talibans. Disposer d’informations fiables est dès lors quasiment impossible, ce qui ne fait pas mes affaires de voyageur, et impose de savoir nouer des contacts, de disposer d’un bon filtre intellectuel et, puisque malgré tout ça il sera impossible de se faire une idée précise de l’état des choses, d’avoir un peu d’estomac.  

Curieusement, c’est aussi le cas du premier occidental : journaliste. André est portugais mais son français est excellent. Chemise aux larges poches poitrine à rabat et pantalon en jean, voix râpeuse de fumeur et élocution déterminée – le type-même du reporter à Kaboul tel qu’on doit le concevoir sur les banquettes des cafés parisiens. Encadré par les trois « gardes du corps » que le pouvoir lui a mis sur le dos, trois grands Pachtounes enturbannés qui ont surtout pour mission de l’empêcher de faire son travail. Il s’est vu refuser le droit de sortir de la capitale. Ce sont les nouvelles règles. Désormais les journalistes étrangers sont cantonnés là où ils ne gêneront pas.

Son projet de documentaire boit la tasse, mais il positive : il a quelques plans intéressants. A voir s’il pourra en faire quelque chose. Les autorités accordent encore quelques visas aux journalistes, mais ils sont suivis, scrutés, intimidés, le plus souvent de manière douce et insidieuse, très rarement violente, suffisamment toutefois pour décourager les plus verts. Ils n’ont évidemment aucune liberté de travailler. For your safety. Pourtant leur présence est essentielle pour mettre la pression sur un régime qui sait que sa survie dépendra pour une large part de sa capacité à se faire admettre par la communauté internationale. Etre là c’est leur dire : nous vous observons, nous sommes là, si vous avez changé, prouvez-le.

 Les vendeurs de foulards de Shahr-e Naw partagent un nân

 

Carnaval dans la Green Zone

Kaboul, une nuit, un matin. Entrée sud de la Green Zone – immense forteresse de béton érigée par les Américains, ceinturant les bâtiments officiels, le palais présidentiel, les anciennes ambassades, et qui abrite aujourd’hui les organes de gouvernement du nouveau pouvoir. J’y pénètre sans trop de difficultés ; une fouille, un contrôle du passeport, quelques questions. On me laisse déambuler seul jusqu’au ministère de l’Information et de la Culture, qui, dit-on, octroie les permis pour sortir de la ville. Une province, un permis, quinze dollars. C’est la théorie… du moins ce que rapportent les récents voyageurs. En pratique, personne ne comprend qui donne réellement ces permis, et à quel prix. Quelques guides autoproclamés profitent du flou et de l’inconséquence des autorités pour facturer des cinquante, des cent, des cent cinquante dollars, l’équivalent d’un mois de salaire ici, pour l’obtention de papiers que d’autres obtiennent parfois sans débourser le moindre afghani. Devant la grille du ministère, l’entrée est plus délicate. Les chiens de garde et leurs M4, le plus souvent, à défaut leurs AK47, ne comprennent rien à l’anglais et semblent se demander si vraiment j’ai le droit d’être ici. 

Finalement on me laisse entrer, sans personne pour me chaperonner, ni d’ailleurs d’indication sur là où je dois me rendre : ce qui se passe à l’intérieur des murs ne les regardent plus, leurs ordres s’arrêtent à la porte et ils ne s’aviseraient pas d’aller penser plus loin. Je me promène librement sans inquiéter aucun de ceux qui s’affairent, armés ou non, dans les locaux du ministère. Jeté de bureau en bureau par des talibans qui semblent dans ces bâtiments autant que moi des étrangers. Comme s’ils y avaient débarqué dix minutes plus tôt. Parfois quatre types enturbannés derrière le même bureau trois fois trop petit, l’air un peu ahuri ou carrément idiot. Devant chaque porte il faut ôter ses sandales ; on n’entre dans les bureaux que pieds nus, comme à la mosquée. Les tapis de prière attendent du reste dans un coin. Grands sourires et bienvenu amical parfois, parfois au contraire la condescendance du vainqueur ignorant. Je remarque que ce sont ceux qui parlent l’anglais qui me réservent le meilleur accueil. D’un bâtiment à l’autre. A l’entrée de l’un, appuyé sur un bureau déverni qui semble avoir été oublié là, un taliban cuirassé des pieds à la tête de l’ACU, le treillis américain, gilet tactique débordant de chargeurs de rechange pour son arme de guerre, pistolet dans son holster à la cuisse, lunettes infrarouge (!) vissées au casque, une sorte de grosse poupée de carnaval sympathique qui m’indique le fond du couloir à gauche.

J’y trouve, mal assis sur une chaise bancale, un petit monsieur à la barbe floconneuse, la politesse incarnée dans un jeune vieillard rondouillet. Tout réserve, il attend comme moi, je ne sais qui, directeur d’une énigmatique administration, qui doit m’aider à obtenir mes autorisations. Je mesure rapidement ma chance : ce demi-vieux courtois n’est autre qu’Ainuddin Sadaqat, le conservateur général du musée national afghan, le Louvre d’Asie centrale, enfin ce qu’il en reste. Il a su convaincre les autorités de rouvrir le musée quelques mois après leur prise de pouvoir. Les collections ne comptent pourtant que très peu d’objets de la période islamique, l’immense majorité remontent à des temps plus anciens où la région était zoroastrienne, hindouiste ou bouddhiste. Dans les années 1990, les talibans avaient pillé les fonds, comme ils tirèrent au canon sur les grands Bouddhas de Bâmiyân. Aujourd’hui le musée est ouvert au public, et les dizaines de milliers de pièces devraient rappeler à des Afghans qui ont tout oublié de leur histoire, que le pays fut, bien avant la conquête des arabes entre les VIIe et IX siècles, un carrefour majeur au cœur des mondes eurasiatiques. Punaisée au mur derrière lui, une carte UNESCO des fouilles archéologiques du pays, établie du temps où elles existaient encore. Des décennies entières, les Occidentaux, Français en tête, ont fouillé le sol afghan, pour y découvrir… quoi au juste ? … les vestiges mal conservés de civilisations antiques. Je lui demande de me désigner les lieux qui présentent le plus grand intérêt. Il m’établit une liste de noms fantastiques que je ne peux retenir, qui s’évaporent dans le silence qui suit comme une hallucination d’époques mortes. Au nord de la carte, je fixe un agglomérat de petits carrés rouges, verts et bleus à l’ouest de Mazâr-e Charîf, à quelques dizaines de kilomètres au sud des frontières avec les voisins d’Asie centrale. Balkh, l’antique Bactriane où mourut Zarathoustra, la «  mère de toutes les cités » qui fut l’une des plus glorieuses de la région. Naïvement, je rêve quelques instants sur ce nom, Balkh, Bactres, Bactriane… Ce n’est que quelques semaines plus tard que je me déniaiserai en constatant de mes propres yeux qu’il ne subsiste rien de ce passé que quelques tas de pierres et de poussière, et le même soleil de plomb qui brûlait sur les têtes des adorateurs du feu.

Tout loisir m’est donné d’interroger Monsieur Sadaqat sur les collections de son musée. De spoliations en pillages, de bombardements en saccages, guerres obligent, islam aux vues étroites oblige, sa splendeur d’antan s’est largement ternie, et s’il reste encore quelques objets de valeur à exposer, il s’agit essentiellement de pièces qui se trouvaient dans des musées européens avant qu’elles ne soient offertes à l’Afghanistan durant les années 2000. Monsieur Sadaqat de son ton calme, parsème ses phrases de noms qui tintent alternativement à mon oreille comme des coups d’épée sur un bouclier de bronze ou des lotions après-shampoing. Embarrassé par mon ignorance, je confis lentement dans la honte de ne rien en savoir. J’ai trop étudié les conflits et ne sais rien des excavations archéologiques.

 

Le fameux sésame

 

Miel et sésame

Lorsqu’après plus d’une heure le directeur d’administration tant attendu regagne enfin son bureau, mon compagnon de patience s’est endormi. Je suis surpris de voir entrer un homme de taille moyenne, la tenue haute et élégante, à l’anglais excellent sonnant avec un sémillant accent américain, qui me serre la main avec chaleur en me souhaitant la bienvenue. Il me garantit que j’aurai mes papiers dans trois jours : aujourd’hui il est trop tard pour s’en occuper, puis vendredi est pour Allah, et le jour suivant est férié. (Officiellement les talibans ont conservé le 19 août comme fête nationale, célébrant la fin de la troisième guerre anglo-afghane il y a un siècle, qui rendit à l’émirat une politique étrangère indépendante des Britanniques.) Mon voyage l’intéresse, il m’interroge quelques minutes, soulevé d’enthousiasme. A voir cet homme éduqué, agréable, prévenant, qui semble sincère dans sa sympathie, s’exprime parfaitement dans la langue de l’ancien adversaire et s’offre à mon service pour m’aider lors de mon séjour dans son pays, on est bien forcé de constater que les rangs des talibans ne comptent pas que de ces rustres fanatiques que nos médias aiment à nous montrer, et que ceux qui réduiraient le mouvement à une émanation d’une ruralité arriérée passeraient à côté de sa complexité. Je ne peux m’empêcher aussi de soupçonner le régime de placer à certains postes de façade (emplois ministériels ou diplomatiques de contact, douanes, certains checkpoints…) les éléments qui sauront le mieux se faire apprécier des Occidentaux, dans l’idée d’adoucir une image qu’ils savent désastreuse et de parvenir à se faire accepter par une communauté internationale hostile, sans quoi il leur sera impossible de tirer le pays de la catastrophe économique. Les talibans sont rusés, les Américains l’ont appris à leurs dépens. Je suis donc coincé à Kaboul pour quelques jours, et plus encore. Quand on voyage, mieux vaut s’abstenir de trop prévoir. Je rentre à pied. On est au plein midi, et sans ombre, la ville porte beau le feu du soleil tombant droit comme un plomb. Comme un mantra, je me répète en dedans ce nom magique : Kaboul… Kaboul… Kaboul…

 

Next : du sang, du sexe, du hashchich, et un vague à l’âme qui finit par rouler tout ça très très loin. Au prochain !


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