“L’ombre qui fait la lumière dans mon esprit fait la nuit dans le leur.”
Charles Baudelaire
J’ai passé, de novembre 2020 à février 2021, quatre mois au rez-de-chaussée du bâtiment 2, rue centrale de la cité des Tilleuls. Je travaillais pour l’association LP4Y, dont la mission est l’inclusion professionnelle et sociale des jeunes adultes issus de l’extrême pauvreté. Agglomérat de 2 700 logements sociaux au Blanc Mesnil (Seine-Saint-Denis), la cité est un village avec ses codes et coutumes. Je ne suis pas de nature intrusive. Mais j’aime me balader et observer les scènes de la vie ordinaire, les routines qui esquissent le portrait de ces femmes et hommes des Tilleuls.
Cette réflexion s’organise autour de 3 épisodes. Voici le dernier.
Par ici pour découvrir l’épisode 1 : la cité de la peur ; et l’épisode 2 : Les cités, un formidable potentiel pour la France.
Découvrez la playlist Spotify de l’article !
Avec la présence des artistes PNL, Disiz La Peste, Heuss L’enfoiré, Zola, Dinos, Dosseh, Remy, Jul, Sofiane, Médine, Guizmo, Milk Coffee & Sugar et Sinik.
Exclusion et isolement
“J’ai beau me cultiver, mes attitudes me trahissent,
On sait que je viens d’ici, donc on m’écarte de la liste.
[…] Est-ce que l’Auvergant a honte de son environnement ?
Alors pourquoi devrais-je avoir honte de mon bâtiment ?”
S’intégrer dans une cité n’est pas chose facile. Les premiers jours au Tilleuls, je me sentais comme un cachalot échoué sur une plage d’Ibiza, lors d’un set de David Guetta – it means vraiment pas dans mon bain. C’est simple, dès que je sortais dans la rue, on venait me demander si je voulais quelque chose : “cette salade d’Amsterdam, ce maron bien gras qui défonce le crâne”. Alors quand je répondais, avec ma gueule de premier de classe, ma chemise à carreaux et mon pull Saint James, “ça ira, j’habite le bâtiment 2, tu veux faire un foot ?”, j’étais directement rangé dans la catégorie flic en civil amateur.
Pourtant, avec le temps et à force de me présenter, j’ai fini par devenir “le mec étrange qui travaille dans une association pour aider les jeunes à trouver du travail”. On ne me proposait plus de drogue. Pas de partie de foot non plus.
1. Rentre dans le cercle
S’intégrer est le grand jeu de la vie. S’intégrer au week-end d’amis de sa nouvelle petite copine, s’intégrer à son séminaire d’entreprise quand on est nouveau, s’intégrer au club Les amoureux de la nature quand on est muté dans l’Indre…. On prend sur soi puis, en faisant un petit effort pour lancer la conversation et s’ouvrir aux autres, on ne veut plus partir ! Encore faut-il avoir des centres intérêts communs. Quelques points de convergence si l’on veut passer au-delà des banalités, découvrir que sa passion pour Harry Potter a franchi les frontières de sa chambre d’adolescent, pour faire briller les yeux de cette jolie blonde avec la robe fleurie, qui est la meilleure amie de sa petite amie. Bref. Nous sommes des animaux sociaux oui, mais des animaux courageux non.
Après un mois passé cité des Tilleuls, je me sentais plus à l’aise. Je n’avais pas beaucoup d’amis mais quelques repères. La routine du café du matin à la boulangerie du bourg, la poignée de coude (covid oblige) avec le guetteur de la rue, le “Blankok burger” le lundi soir et le marché “place du village” le vendredi matin. Bref, je commençais à construire les ancrages nécessaires à l’intégration durable.
Puis le confinement a débuté et la situation n’a pas beaucoup changé. Il me fallait du temps pour comprendre les façons de faire, les codes, les coutumes. Je me sentais parfois plongé dans un autre univers.
S’installer dans une cité : pas facile. Mais quand est-il du chemin inverse ? Quitter la cité ? Ce n’est vraisemblablement pas beaucoup plus simple. Sauf que, comme l’oiseau doit quitter le nid pour trouver à manger, il est préconisé de quitter la cité pour trouver – à minima – du travail.
2. “Je traverse la rue et je vous trouve un travail !”
Le travail, justement, parlons-en.
Dans mon précédent article, Les cités, un formidable potentiel pour la France, j’expliquais que, dans les quartiers pauvres, l’absence de perspectives familiales, sociales, éducatives et professionnelles, formaient un filtre brouillant les rêves de réussite. Et cela se traduit factuellement par des difficultés d’insertion professionnelle.
D’après l‘observatoire des inégalités, le taux de chômage dans les quartiers pauvres est près de trois fois plus important que dans les quartiers environnants. Chez les jeunes actifs de moins de 30 ans, le taux approche même les 33 %, contre 15 % dans les autres quartiers.
Ce niveau de chômage peut s’expliquer par le fait qu’on compte moins de personnes diplômées qu’ailleurs. Mais cette moindre qualification n’explique pas tout. La preuve, outre le fait que toutes les offres d’emplois ne demandent pas d’avoir fait Polytechnique ? À niveau scolaire équivalent, trouver un emploi quand on vient d’un quartier pauvre y est plus également plus difficile. 28% des non-diplômés des quartiers en difficulté sont au chômage, contre 16% hors de ceux-ci. La situation est similaire pour les détenteurs d’un diplôme : le taux de chômage est de 16 % pour les bac + 2 et plus, contre 6 % dans les quartiers avoisinants, soit près de trois fois plus.
De nombreux facteurs expliquent ces écarts, qui vont de la capacité à mobiliser un réseau professionnel, à la mobilité (les cités sont mal desservies) en passant par des discriminations touchant les populations d’origine étrangère. Les habitants des quartiers pauvres sont souvent confrontés à deux injustices : les réactions face à leur lieu de vie et à leur pays d’origine.
L’enquête TeO auprès de plus de 26 000 répondants révèle que 47 % des personnes originaires d’Afrique subsaharienne, 32 % du Maroc et 30 % d’Algérie disent ainsi avoir fait l’expérience de discriminations.
Au-delà des chiffres, il faudrait faire preuve de mauvaise foi pour ne pas s’en rendre compte. La contemplation des scènes ordinaires de la vie nous offre de multiples exemples. Me viennent à l’idée les contrôles de police : je n’ai jamais été contrôlé de ma vie. Alors que mes amis d’origine africaine ou maghrébine – qui suivent globalement le même rythme de vie que moi – se font contrôler a minima une fois par an.
Bref, ce que j’aimerai développer, c’est que l’exclusion est le berceau de l’isolement et que celui-ci se fait fortement sentir dans le rap.
3. “Avant j’étais moche dans la tess.”
“Pas d’conte de fée, le Clochard ne plaît pas à la Belle,
Pétasse on t’raccroche quand le ient-cli appelle,
J’suis ce genre de cassos qui drague une Anglaise en espagnol,
La vida loca chiquita, bambina, fais ta folle.”
Les rappeurs n’hésitent pas à s’exprimer sur leur mal être. Angèle a beau nous dire que “Le spleen n’est plus à la mode, c’est pas compliqué d’être heureux”, Baudelaire aurait certainement fait du rap s’il était né dans une cité. Difficile de ne pas sentir l’émotion des artistes à travers leurs textes et les mélodies qui les accompagnent. Entre les problèmes familiaux, les paradis artificiels, les rêves déchus, l’absence de perspective et de modèles, la prison, la pauvreté… la charge émotionnelle est lourde. Pas beaucoup de place pour l’amour dans cet univers de béton.
“Un peu d’bleu dans mon feu, un peu d’rouge dans mes yeux,
J’pense à toi à nous deux, j’vais pas bien, j’vais juste mieux,
Près du monde aérien, loin du mont Valérien,
Je me racine carré, de 10 000 pas très bien.”
Cette tristesse, on comprend qu’elle puisse se transformer en colère quand on décide de prendre la parole. Comme une pression qu’on libère enfin, une envie de crier Fuck Forever à la Pete Doherty. C’est certainement cette montée de dopamine qui conduit Ninho à réaliser des clips de guerre comme je le critiquais dans mon premier article. C’est le retour des oubliés, des invisibles, qui conquièrent maintenant la musique française.
Cette tristesse des banlieues, c’est un signal faible pour comprendre qu’il est urgent d’agir. Car la tristesse sans perspective d’avenir, dans un monde où l’on prend très rapidement conscience des inégalités, nous conduit vite au désespoir, qui n’est jamais constructeur. Quand on a plus rien à perdre, on est prêt à tout.
“J’sais pas si t’as capté le train de vie est triste,
T’as l’alcool, t’as la drogue et t’as les filles et l’vice,
Et j’ai couru derrière l’bonheur mais j’sais pas s’il existe,
Encore deux doses de crack contre un billet d’dix.”
Entraide et solidarité
“J’ai besoin de toi, pour me sortir de là,
Sous-estimé, comme un billet froissé,
Besoin de toi pour me sortir de là,
J’me suis coincé, mon lundi est passé.”
Laissez-moi vous raconter mes premières minutes dans la cité des Tilleuls. Venant m’y installer pour une durée à l’époque indéfinie, j’avais pris avec moi quelques affaires pour passer l’hiver.
Le 2 novembre 2020, j’arrive donc en voiture, dans une Golf 2002 grise, que j’entreprends de garer en bas de ma nouvelle maison. Les parkings sont bondés mais je finis par trouver une place. Elle était disponible pour une raison évidente : il fallait être sacrément agile pour s’y glisser. Sachez-le, les créneaux, comme les langues étrangères ou le reggaeton, ça n’a jamais été mon truc. Mais je tente toujours ma chance. 1 fois, 2 fois, 3 fois… et, alors que me monte en moi le désagréable sentiment d’échec – que seuls ceux qui n’essaient jamais ne connaissent pas, ou plutôt ne le différencient pas des autres sentiments – quelqu’un tape à la vitre.
Autant vous dire qu’au Blanc Mesnil, je ne connais personne. Qui peut bien être cet individu qui me fait de grands gestes pour que je sorte de ma voiture ? J’ai fait un an de jujitsu. Je commence – mieux vaut prévenir que guérir – à me mettre en garde et je sors de ma Golf. L’homme, qui me surplombe d’une tête ou deux, me demande mes clés. J’acquiesce, il est peut-être armé. Je me dis, en éternel optimiste, que je prendrais le numéro de la plaque d’immatriculation. Ah non, c’est la mienne.
L’énergumène s’assoit au volant, démarre le moteur, fait un créneau, rentre dans la place du premier coup, sort de la – ma? – la voiture, me rend les clés puis s’en va. MERDE. Je glisse un “merci monsieur” mais il a déjà disparu.
Cette histoire est loin d’être un cas isolé. Elle témoigne de la forte solidarité qu’on trouve dans les quartiers (et pays) pauvres. Dans une cité, tout le monde connaît son voisin. Chacun veille les uns sur les autres. Quand on attend plus grand chose de l’Etat, dont ses ambassadeurs prônent pourtant la main sur le cœur et le buste bien droit, a chaque élection présidentielle, qu’il ne laissera personne en marge, l’entraide s’organise dans les quartiers loin des institutions publiques mais avec les gens autour de soi. C’est faire preuve de résilience et de bon sens, en capitalisant sur les moyens du bord.
Aujourd’hui une grande partie de la population française joue les enfants gâtés. Comme le dit Raphaël Rossello dans son interview chez Thinkerview : « c’est une des ambiguïtés du XXIème siècle : on prône la liberté individuelle mais dès que ça va mal, on veut que l’Etat intervienne ». Nous vivons dans une époque tellement complexe que la cohérence exige une humilité et une sobriété rare.
Exilé sur le sol au milieu des huées, ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Malgré l’exclusion dont elles sont victimes, téraux de la colère, la tristesse, du désespoir et de l’ennui, on doit aux cités les plus grands artistes et footballeurs des dix dernières années. Avec 4 millions de ventes, Jul est le deuxième vendeur de la décennie derrière Johnny Hallyday. En équipe de France, huit footballeurs sont nés ou ont grandi en banlieue parisienne, parmi eux Mbappé et Pogba.
Les dealers, ces hommes d’affaires qui évoluent dans un environnement hostile, illégal, sans l’aide d’aucun cabinet de conseil (jusqu’à preuve du contraire), produisent 2,7 milliards de chiffre d’affaires par an. Avec un tel résultat, ils frôlent l’entrée au CAC40. Imaginez si on accompagnait massivement ces jeunes à monter d’autres types de business, légaux, avec un impact positif. Comme le fait depuis 2015 Moussa Camara avec son association Les Déterminés, qui développe l’entrepreneuriat en banlieue avec 207 personnes formées dont 60 ont créées leur entreprise et plus de 61% sont des femmes.
La bonne nouvelle est que, je le répète, un quart des résidents des quartiers en difficulté sont âgés de moins de 14 ans, contre 18 % dans les villes qui les englobent. Les familles nombreuses y sont aussi surreprésentées : la part des ménages de cinq personnes ou plus est deux fois plus importante qu’en dehors. Vous imaginez le nombre de potentiels futurs leaders ? Ou futurs dealers ? Promenez-vous cité des Tilleuls. Vous verrez l’énergie des jeunes qui tapent toute la journée dans le ballon car l’école est en visio et qu’il n’y a pas de wifi à la maison.
En temps qu’adulte et citoyen, ces jeunes, nous en avons la responsabilité. Que devons-nous plus que jamais leur offrir ? Les clés pour qu’ils deviennent entrepreneurs de leur vie et qu’ils tirent avec eux leur quartier ? Ou souhaitons-nous fermer les yeux, éviter ce problème complexe et cultiver le rejet, la tristesse et la colère qui en découle naturellement ?
Les cités est un formidable potentiel pour la France. Reste à choisir ce que nous voulons pour notre pays.
Mais je ne suis ni une carte de visite, ni un CV,
Pas de métier valorisant, j’suis qu’intérim et CDD,
Avant, j’aimais leurs ballades, maintenant, elles me narguent,
Elles me font constater que je n’ai pas de cordes à l’arc,
Car je ne sais pas chanter, pas rapper, pas slamer, pas scénariser,
Pas designer, moi je passe pas à la télé !
Laissez-moi être fatigué, être inadapté,
Laissez-moi être un problème pour ceux qui veulent me soumettre,
Me soumettre à devenir complice,
Me soumettre à devenir servile.
« Je veux pas brûler des voitures, je veux en construire et puis en vendre »
« Je veux pas brûler des voitures, je veux en construire et puis en vendre »
Découvrez la playlist Spotify de l’article !
Avec la présence des artistes PNL, Disiz La Peste, Heuss L’enfoiré, Zola, Dinos, Dosseh, Remy, Jul, Sofiane, Médine, Guizmo, Milk Coffee & Sugar et Sinik.