INTERVIEW AVEC LISA MILLET.
A l’opposé de l’engouement parfois spéculatif autour de la startup 2.0 nation, l’entrepreneuse Lisa Millet a décidé de consacrer sa vie professionnelle à un secteur immuable : l’artisanat. En juin 2019, elle crée le Podcast Histoires d’Artisans. Au programme, une trentaine d’épisodes traitant de l’ensemble de la chaîne artisanale et des différents secteurs économiques où celle-ci intervient. Au fil des épisodes, Lisa a construit un projet professionnel original : mettre en lien les métiers et savoir-faire artisanaux au service de l’innovation de produit et organisationnelle dans les entreprises. Prenez garde GAFAs, l’artisanat n’a pas encore dit son dernier mot !
1- Bonjour Lisa, changement dans tes habitudes de podcasteuse, je te propose d’inverser les rôles et de répondre aujourd’hui aux questions ! Cela fait maintenant 2 ans que tu as créé Histoires d’Artisans en parallèle de ton travail. Comment en es-tu venu, suite à ton école de commerce et alors que ce sont des formations plutôt orientées grands comptes ou startups, à t’intéresser au monde artisanal ?
Petite j’ai toujours eu un goût pour la création. J’aime peindre, découper, construire, tester… A la fin de mon école de commerce je cherchais un stage dans l’Économie Sociale et Solidaire. Je ressentais le besoin de travailler dans une entreprise qui a un impact positif. J’ai atterri chez Wecandoo, une plateforme pour réserver des ateliers d’initiation chez les artisans. J’étais responsable de la relation avec la communauté d’artisans. Mon métier était d’aller chez les artisans, comprendre les artisanats et mettre en place les ateliers. Ce fut un coup de foudre. J’ai découvert des personnes humbles, riches et passionnantes. En quittant ce stage j’ai ressenti un réel manque : j’avais besoin de continuer à côtoyer ces merveilleux métiers. C’est ce qui m’a poussé à créer ce podcast. Pour conserver un lien avec eux.
2- Quelles sont les difficultés rencontrées aujourd’hui par les artisans qui reviennent régulièrement dans tes échanges avec eux ?
Toutes les difficultés des artisans peuvent être résumées en une seule problématique : on a perdu la valeur de l’intelligence de la main. Cette perte de valeur a des impacts politiques : on réduit le temps d’apprentissage des formations, on ferme des formations… Elle a également des impacts sur la perception du produit. Un artisan entend très régulièrement que son produit est trop cher. Pourtant il a tendance à brader sa main-d’œuvre. Nous trouvons le prix excessif car nous dévalorisons le savoir-faire de la main. Pourtant, nombreux sont les artisans qui se considèrent légitimes seulement au bout de dix années d’expérience.
3- Mais alors, pourquoi vouloir devenir artisans ? A ton avis, quelles sont les motivations qui les poussent à continuer à nager à contre-courant ?
Je ne dirais pas nager à contre-courant au regard des nombreuses reconversions. En revanche, en effet, aujourd’hui être artisan signifie souvent tirer un trait sur des salaires à 40k € l’année. Mais après tout, ne sommes-nous pas dans une réflexion de décroissance ? Les artisans ont toujours la même réflexion : pour ma passion je suis prêt.e à faire une croix sur un gros salaire. Certains m’ont même dit apprécier le SMIC tant qu’ils font ce qu’ils aiment. Et je trouve qu’il s’agit là d’une réflexion plus globale sur la société. Pendant très longtemps les zéros sur la feuille de salaire étaient source d’épanouissement au travail. Aujourd’hui cela ne suffit plus. On recherche le sens. Et l’artisanat offre ce sens. Un artisan travaille localement, en ayant conscience de ses actions, et très souvent avec une vision écologique de son métier.
4- Prenons quelques artisans que tu as interviewés : tapissier d’ameublement, encadreuse-doreuse, créateur de tapis, verrier, mosaïste, vitrailliste, céramiste, ébéniste. Ces métiers se font rares et certains pourraient les trouver d’un autre temps. Selon toi, qu’apportent les artisans et leurs arts à notre société actuelle ?
Je vais commencer par les classiques : ils apportent du beau, du local et du durable. Ce serait la réponse de chacun. Mais je rajouterais qu’ils apportent un état d’esprit, des valeurs, des expertises et un canal précieux pour conserver une grande partie de notre Histoire. Lorsqu’on est artisan, que l’on passe ses journées à répéter un même geste, à se concentrer sur la matière ; que l’on passe ses nuits à imaginer des solutions pour répondre à des contraintes et assouvir ses idées ; on développe forcément un état d’esprit en adéquation avec le mouvement slow. Prendre son temps. Comprendre son milieu et le respecter. Les artisans connaissent leurs matériaux, leur impact sur l’environnement et l’humain. Ils sont porteurs des valeurs de l’éco-conception [consiste à intégrer l’environnement dès la conception d’un produit ou service, et lors de toutes les étapes de son cycle de vie]. Ils connaissent l’usage de leurs matériaux à la fois dans la création comme dans l’utilisation. Ils savent qu’un fauteuil qui n’a pas les bons sanglages finira par être difforme et inconfortable. Ils connaissent l’Histoire de leur métier et l’évolution des techniques et sont en capacité d’expliquer qu’un fauteuil à ressort, non seulement c’est plus cher mais en plus cela s’épuise davantage dans le temps. Être artisan ce n’est pas uniquement se servir de ses mains, c’est également être chercheur, ingénieur, historien et archéologue.
5- Le titre de notre capsule est : le codage, l’artisanat moderne. Te verrais-tu interviewer dans un podcast un programmateur ? De manière générale, penses-tu que la digitalisation des services et des produits a fait apparaître une nouvelle caste d’artisans ?
Chacun sa spécialité. La mienne, ce sont les artisans d’art. Mais il est vrai que je trouve beaucoup de similarité entre les artisans et les programmateurs. A commencer par le fait que ce sont des passionnés qui ont leur propre langage. La digitalisation est une réelle opportunité pour les artisans. Pas seulement pour leur communication mais aussi pour leur création. Avant de produire ils peuvent maintenant tester grâce à des logiciels. Ils peuvent produire leurs propres outils grâce à des imprimantes. Ils peuvent avoir accès à de nouveaux savoir-faire.
6- J’ai été très intéressé par ton interview de Nicolas Bard, créateur de Make ICI, un réseau d’une dizaine de tiers-lieux et de manufactures solidaires et collaboratives à destination des artisans. A l’image de ce projet réunissant les artisans, quels pourraient être les nouveaux axes de développement pour les métiers artisanaux ? Y-a-t-il déjà des mouvements (sociaux, politiques, économiques) qui offrent de nouvelles perspectives aux artisans ?
Make ICI est un merveilleux exemple de rassemblement de forces. Nombreux sont les artisans qui collaborent pour offrir un service complet à leur client. Make ICI est créateur de ces initiatives. Outre l’aspect business, c’est également un apport social essentiel. 80% des artisans sont seuls à leur compte. L’isolement n’est pas toujours bénéfique et ces lieux permettent de conserver l’indépendance tout en ayant du contact social. Ils sont pour moi l’avenir du fonctionnement de l’artisanat. Économiquement, la Covid 19 a prouvé l’intérêt de la relocalisation. 77% des entreprises pensent que les consommateurs sont prêts à payer plus pour obtenir des marchandises produites en France. On va donc voir apparaître un nouvel intérêt pour nos savoir-faire locaux. D’autant plus que le gouvernement souhaite pousser dans cette direction avec un plan de relance orienté “Made in France”.
7- On parle beaucoup d’écologie, et les artisans sont directement associés dans nos esprits à ce mode de production durable. Pourtant, les grandes entreprises s’approprient déjà ces discours en repensant (partiellement) leurs chaînes de production. Comment les artisans peuvent-ils conserver leurs avantages sur ce sujet ? Crois-tu à une société où les machines accompagnent la main d’un artisan sans la remplacer ?
Artisans et machines cohabitent déjà. Ils sont complémentaires, interagissent ensemble et l’un permet à l’autre de pousser ses limites encore plus loin. Flory Brisset, fondatrice d’Invenio Flory est l’exemple parfait. Elle mêle technologies (comme l’imprimante 3D) aux métiers d’arts (comme la broderie) pour pousser toujours plus loin la recherche et l’innovation. Les artisans auront toujours un avantage immuable : la connaissance des matériaux. C’est d’ailleurs ce que je défends dans mon entreprise, créée en parallèle du podcast. Leur expertise en matériaux intégrée dans le développement produit ouvre de nouvelles opportunités. L’innovation a de nouveaux champs d’action. A cela s’ajoute qu’ils ont des valeurs durables, éthiques et environnementales tellement ancrées dans leur ADN, qu’ils orientent naturellement les clients vers l’éco-conception. Les artisans ont donc de très beaux jours devant eux !
Propos recueillis par Baudouin Duchange
Pour en savoir plus sur Lisa et son bureau d’étude Histoires d’Artisans :
- Site : https://www.histoiresdartisans.com/
- Mail : [email protected]
- Insta : @histoiresdartisan
- Linkedin : https://www.linkedin.com/in/lisa-millet/