Guerre et Paix : La “Lady” au double visage

by Tibovski
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Aung San Suu Kyi

Les hommes ne sont point ainsi bâtis qu’on puisse en faire deux groupes, dont les uns ne mériteraient aucune confiance, tandis que les autres la mériteraient toute. De même on ne peut distinguer parmi les hommes les guerriers et les pacifiques; c’est le même homme qui fait la guerre et qui la maudit; et souvent il la loue et il la maudit dans la même phrase, et en quelque sorte du même geste.” 

Alain (1985)

Je dois vous confesser que je suis de nature colérique. Il y a même de grandes chances que ce soient colères et indignations qui motiveront beaucoup de mes contributions ici. Le visage du monde ne m’apparaît pas sous ses plus beaux traits. Toutefois c’est au travers de cette montagne de fange que brillent plus sublimement les rares exceptions. Et ces exceptions valent mon admiration. Mais ce dont je vais vous parler ici tient une place singulière dans ce schéma simpliste. Je parle bien sûr de l’indignation profonde que peut me causer la déception ; ce revers douloureux de l’admiration.

Oui ! J’ai pu admirer Aung San Suu Kyi pour son engagement pacifiste. Et oui son rôle, aujourd’hui manifeste, dans le génocide des Rohingya m’indigne férocement.  

Aung San Suu Kyi représente depuis quelques jours la Birmanie devant la Cours de Justice Internationale (CJI) à La Haye. La Gambie a saisi la CJI le 11 novembre en portant plainte contre le Myanmar (Birmanie) au sujet du génocide de la minorité musulmane des Rohingya. L’audition a commencé le 10 décembre. 

 

Une lutte pour la démocratie

Aung San Suu Kyi est une militante politique birmane. En 1988 après ses études et un poste aux Nations Unies, Suu Kyi retourne vivre en Birmanie au moment où le pouvoir du général Ne Win est mis en péril par des mouvements pro-démocratiques. Le conseil d’Etat pour la paix et le développement, une dictature militaire, s’impose en réponse le 18 septembre 1988 suite à un coup d’Etat. Suu Kyi s’engage alors pour lutter contre le régime en créant la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) et incite la population à se mettre en grève. Elle est arrêtée un an après avec d’autres représentants du mouvement, et sera assignée à résidence pendant 6 ans. Son parti remporte très largement la majorité au scrutin de 1990 mais les élus ne sont pas autorisés à siéger au parlement. Par la suite le régime continuera à limiter ses droits et déplacement ainsi qu’à l’intimider en s’attaquant à ses proches et finira par l’arrêter de nouveau en 2003.  Elle est enfin libérée en 2010 après les premières élections depuis 1990 et rencontre en 2011 Thein Sein le premier président élu depuis le putsch de 88.

Le nouveau gouvernement démocratique, que les observateurs désignent comme une “mascarade” du régime, semble tout de même enclin a opérer une transition démocratique, notamment suite à sa victoire et celle de son parti aux élections législatives de 2012. Son parti la LND en gagnant les élections de 2015 remplace le gouvernement précédent. Et bien que ne pouvant être présidente, Aung San Suu Kyi dirige de facto le pays par les multiples postes ministériels et législatifs qu’elle occupe depuis 2015 et par l’allégeance profonde que lui prête le nouveau président Htin Kyaw. 

Aung San Suu Kyi s’est battue et a été privée de liberté pendant plus de 20 ans ; années durant lesquelles elle n’a pas pu revoir ses enfants, ni son mari avant sa mort en 1999. Elle dirige aujourd’hui ce pays avec le même parti qui lui a valu les répressions du régimes précédent et reçoit enfin en 2012 le Prix Nobel de la Paix qu’on lui avait attribué en 1991. Un belle histoire qui se finit bien ? Comme Gandhi ? Comme Mandela ? Pas vraiment…

Aung San Suu Kyi

La destruction progressive d’un peuple

A l’ouest du pays, sur le plateau d’Arankas vit depuis plusieurs siècles une ethnie musulmane : les Rohingya. Actuellement cette population est considérée par l’ONU comme la plus persécutée dans le monde. 

Déjà au 18ème les portugais et birmans exploitent les Rohingya, dont les territoires sont annexés en 1784 par la Birmanie, et en font des esclaves. La colonisation anglaise libère provisoirement ces populations de ce joug. Ce qui fait que cette ethnie est favorable et fidèle aux troupes anglaises jusqu’à l’indépendance de la Birmanie en 1948. Pour cette raisons les Rohingya apparaissent pour des traîtres aux yeux des birmans qui recommencent à les persécuter entraînant alors d’importants mouvements d’émigration. Le régime autoritaire de 1988 endurcit la répression en retirant la citoyenneté à l’ensemble de la communauté ou en leur imposant des travaux forcés. Ce qui a pour effet d’accélérer les migrations. 

La situation s’est envenimée en 2012 avec des persécutions généralisées dans la région suite au viol et meurtre d’une bouddhiste. Soupçonnant un musulman d’être à l’origine du crime, des attaques monstrueusement violentes ont été menées contre des villages Rohingya. Lors de ces attaques, parfois même dirigées par des moines bouddhistes, les maisons sont incendiées, les habitants battus à mort, les femmes et jeunes filles violées et tuées. Rien qu’en 2012 plus de deux cent morts et une centaine de milliers de Rohingya parqués dans des camps de réfugiés sont décomptés. 

En 2016 la situation devient intenable et des groupes de résistance Rohingya se forment pour se défendre et exiger un changement. La migration devient plus intense, augmentant la tension à la frontière avec le Bangladesh. L’Etat birman commence donc à réprimer les révoltes, et le Bangladesh filtre de plus en plus la migration et imagine même fermer complètement la frontière. La situation prend une tournure géopolitique et diplomatique, le haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies s’en inquiète et alarme la communauté internationale sur le sérieux du problème. 

Ce sont ces récemment évènements auxquels le gouvernement du Myanmar prend part que l’ONU qualifie de génocide. Les chiffres sont effrayants, plus de 740 000 Rohingya réfugiés au Bangladesh et 600 000 encore sur place sont sérieusement menacés. Depuis 2016, plus de 34 000 musulmans qui seraient morts dans ce génocide. Le traitement des réfugiés par les autorités bangladaises et birmanes est accusé de violer les droits de l’homme. 

 

Une responsabilité de facto

Aung San Suu Kyi dirigeante de facto du pays est donc directement incriminée dans le traitement de la crise par les Nations Unies et de nombreuses ONG. La situation est extrêmement grave et la ministre des affaires étrangères refuse d’y voir une quelconque responsabilité de l’Etat et encore moins un génocide. Son déni et révisionnisme s’appuie sur le fait que la situation est “complexe” ou encore que la situation est le résultat des “terroristes” (L’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan). Comme elle avait pu affirmer à Erdogan en 2017 qu’elle se heurtait à “un iceberg de désinformation” orchestré par les terroristes.

Cet argument est intéressant quand l’on sait que la Birmanie a un accès particulièrement faible à Internet, notamment dans les populations Rohingya pour qui cet accès est restreint et bloqué en Myanmar ou dans les camp du Bangladesh, et enfin quand les musulmans sont ostracisés de tous lieux d’influence et ce en particulier depuis que le parti de Suu Kyi occupe le parlement. Suu Kyi a refusé de réagir en 2012 de peur “d’attiser le feu”.  Non seulement elle a refusé ne serait-ce que de reconnaître qu’un massacre avait lieu, mais cette dernière a également évincé les musulmans du pouvoir.

Et maintenant que les autorités sont pleinement impliquées dans la gestion de la crise et participent aux massacres, la ministre birmane fait preuve de la même légèreté. La froideur criminelle d’Aung San Suu Kyi lui a valu de perdre certains titres honorifiques comme celui  d’ambassadrice de conscience d’Amnesty ou celui de citoyenne d’honneur de la ville de Paris. Comment peut-elle être encore Prix Nobel de la Paix ? 

 

Qu’en penser ? 

Réalisez-vous l’horreur de la situation ? Cette femme applique les mêmes stratégies autoritaires et fait usage de la même rhétorique que le régime qu’elle a combattu pendant plusieurs décennies. 

Quelle démocratie est-ce ici ? En finir avec les musulmans parce qu’ils dérangent la majorité. Il est fort probable que la démocratie qui aura été au coeur de son combat montre aujourd’hui son pire visage. Celui qu’avait prophétisé Tocqueville : la dictature de la majorité. Laisser le peuple massacrer si tel est son désir majoritaire. Cela est d’autant plus facile quand la cible est une minorité à laquelle on a retiré la citoyenneté. Ah si l’on avait su que le Prix Nobel de la Paix récompenserait le combat pour une démocratie clientélisme. Quoique… avec certains autres lauréats on aurait pu s’en méfier. 

La question est donc de savoir comment une icône de la liberté, finalement au pouvoir est à l’initiative d’un des génocides les plus alarmants de cette décennie. S’il est difficile de savoir la finalité profonde d’Aung San Suu Kyi, il est une certitude qui mérite d’être rappelée : le pouvoir corrompt. Alain déjà rappelait qu’il n’existe pas d’anatomie du tyran :

 

Combien d’hommes m’ont déçu! Combien d’amis, même ! On pourrait dire que tous les amis de la paix ont trahi. Mais c’est mal parler. Regardez bien; ils se sont orientés selon le pouvoir qu’ils avaient; tout commandement est guerre, par l’attitude, par l’entraînement, par le son de la voix. Mais revenons aux individus. Si je déshabille un général, je trouve un homme; et quand je le disséquerais, et quand nous serions mille fois plus savants que nous ne sommes, je suis sûr que nous ne trouverons en sa structure aucune fibre, ni aucune bosse, ni aucun composé chimique, qui soient spécialement militaires. En cet animal étalé ici et ouvert comme un livre sur la planche à disséquer, j’aperçois le mécanisme de la peur, qui consiste en ceci que tous les muscles, à la première alerte, se tendent, se contrarient, renvoient le sang au ventre, étranglent la vie” –  Alain, Propos sur les pouvoirs, Éléments d’éthique politique, Paris, Gallimard,1985. p 36-37

 

Cela n’arrange pas, du reste, mon problème de colère. Mais bon, du moment que celle-ci ne s’exprime qu’à l’occasion du dessin de la quinzaine, ça devrait aller. 

A dans deux semaines pour un nouveau coup de gueule !

 

PS, Allez-voir :

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